Samedi soir 19h. Je clôture ma boutique et récupère ma voiture. Le week-end m’appartient. J’ai deux jours de tranquillité avant de rouvrir mardi. Normalement, je saute de joie dans ma Mini. Je me programme une sortie pour fêter ça. Pas ce soir. Ce soir, je n’ai pas l'esprit festif. La faute à Alessia qui a le moral dans les chaussettes. Cette bonne amie vit des temps difficiles. Sa mère a failli se faire tuer récemment. Le choc a été rude et la blonde a du mal a encaissé l’événement. Elle a comme perdu un bout de son âme. Et ça m’attriste. J’aimerai retrouver la Alessia que je connais. Même si elle n’a jamais été aussi expressive que moi, elle est censée être plus vivante que l’espèce de coquille vide qu’elle est en ce moment. Dévalant les rues en direction de mon domicile, je réfléchis à une manière de lui remonter le moral. Pas concentrée sur la route, je ne fais pas attention au radar automatique sur mon trajet. A sa hauteur, j’ai tout le loisir d’admirer un flash. Et merde ! Après, un excès de vitesse de plus ou de moins. Je ne suis plus à une amende près. Ma collection est déjà conséquente même si elle n’a rien de flatteur.

Après avoir lutté contre la circulation et les feux rouges capricieux, j’arrive enfin chez moi. Le désordre est immense. Je soupire d’exaspération à l’idée de devoir faire le ménage. J’arrive à un stade où je n’ai plus le choix. Je m’en rends compte dans ma cuisine. Mon évier déborde d’assiettes. Je n’en ai plus aucune de propre dans mes placards. Ce n’est pas grave, je vais me faire livrer mon dîner. Je n’aurai pas besoin vaisselle. Je suis maligne ! Mais je le serai moins demain au moment de tout devoir nettoyer. Je fouille mon sac à main en quête de mon portable. Je tombe sur une carte de fidélité d’un restaurant japonais. Il est le préféré d’Alessia. Une l’illumination me vient. J’ai trouvé comment la réconforter. Je suis bête de ne pas y avoir pensé avant. Il n’y a rien de telle que la bouffe pour filer la pêche. J’envisage de réserver une table pour deux. Puis je me ravise. Je ne suis pas certaine que la sortir dans son état soit une bonne idée. Après m’être assurée que l’avocate est chez elle via quelques sms, j’appelle l’établissement. Je commande deux menus à emporter de ses sushis favoris pour 20h.

Ça me laisse vingt minutes pour me préparer. C’est suffisant mais je ne dois pas trainer. Je fonce dans ma salle de bain. J’ouvre l’eau de ma douche. Une fois à température, je me faufile dans la cabine. Je me lave rapidement. Propre, je file dans ma chambre. Face à ma penderie, je cogite à quelle tenue choisir. Je ne sors pas en mode drague ce soir. Je vais juste voir Alessia avec qui il n’y a aucune ambiguïté. D’ailleurs, elle est presque en couple la miss. Presque car il faut qu’elle se bouge le cul. Mon dévolu se porte sur ma robe jaune citron courte sans manche à bretelles fines en coton. Elle colle parfaitement à ma chevelure dorée. Un dernier passage dans ma salle pour me maquiller légèrement les yeux à coups d’eyeliner et je suis prête. J’enfile mes chaussures de villes plates noires en cuir et je quitte mon appartement. Je vérifie l’heure sur mon téléphone en rangeant mes clés. 19h50. Je suis large ! Il ne faut que huit minutes pour rejoindre le restaurant. Huit minutes avec ma conduite par contre. Douze pour les respecteux.euses du code de la route. Et vingt pour mon père, véritable escargot au volant.

A 19h58, je pénètre dans le resto. Ma tenue me vaut quelques regards de la part du personnel et des client.e.s. Amusée, je souris et bombe le torse. J’aime plaire et me faire flatter mon égo. Ma commande réglé, je déguerpis. Je prends la direction de chez Alessia. Je ne force pas sur l’accélérateur. Je ne crains pas être en retard, je ne lui pas communiquer une heure d’arrivée. Je lui ai seulement indiqué arriver au plus vite. Je le fais régulièrement. On ne peut pas critiquer ma ponctualité défaillante de cette façon. Au détour d’un virage, je m’avance dans le quartier de mon amie. Au pied de son immeuble, comme d’habitude, je lui signale ma présence de trois coups de klaxon. Le quinquagénaire du premier met une poignée de secondes a passé sa tête chauve par sa fenêtre et me fusiller du regard. Descendant de ma voiture, je lui rétorque un large sourire. Je me dirige vers le hall, repas en main. Je sonne à l’interphone de la blonde. Je lui hurle un « C’est moiiiii ! » à travers l’appareil quand elle décroche, lui explosant probablement son tympan au passage. J’ouvre la porte. Je peste contre l’ascenseur en panne. Je ne pas le choix que d’emprunter l’escalier jusqu’au dernier étage.

Je me serai volontiers passée de cette séance de sport. Reprenant mon souffle, mes lèvres s’étirent en l’apercevant. Elle est déjà sur le seuil en train de m’attendre. « Salut, c’est bien ici la soirée mousse ?! » Mon humour fait une fois de plus des siennes. Je me retiens d’exploser de rire. Néanmoins, je ne me retiens pas plus longtemps pour lui claquer une bise sur chacune de ses joues en l’attrapant par les épaules. « Non ? Bon tant pis, je me contenterai d’une soirée chill en mangeant japonais avec une amie alors. », lui annonce-je en la relâchant. Ce programme me convient parfaitement. N’importe quoi me va tant que je suis en sa compagnie. Je lui tends mon sac, l’agitant sous son nez. De délicieuses odeurs alléchantes de soupe s’en échappent. Elle ne peut douter de mes paroles avec les effluves. De toute manière, je ne blague jamais avec la nourriture. Encore moins quand j’ai faim. Et là, j’ai la dalle. Je lutte depuis ma sortie du resto pour ne pas piocher un sushi.

C’est dans les moments difficiles que l’amitié prend tout son sens. En dehors, elle est souvent une illusion même si elle peut évidemment être sincère. Quand tout va pour le mieux, il y a foule pour graviter autour de nous à partager éclats de rire et épisodes festifs. Lorsque le ciel s’assombrit, tout ce beau monde a vite fait de disparaître en trois secondes, nous laissant seul.e pour affronter nos épreuves. Alessia est une amie. Elle a même le privilège d’être ma meilleure amie. Un statut qu’elle a gagné au fil du temps et de la confiance construite entre nous. Je n’ai pas beaucoup d’ami.e.s. J’ai énormément de connaissances mais mes véritables ami.e.s se comptent sur les doigts d’une main. Je n’ai pas hésité longtemps entre tenter de lui remonter le moral ou penser à moi. L’avocate est plus précieuse qu’un éventuel plan cul déniché en boite. Elle, je la reverrai à coup sûr. La surprise du repas fait son effet d’entrée de jeu. J’obtiens un léger rire de sa part. Il est loin du fou rire dont elle est capable mais je prends. Je prends chaque instant où elle écarte ses lèvres tant elles sont régulièrement scellées et cadenassent son doux visage de tristesse en cette période. « Je serai une piètre amie si je savais pas le faire. » C’est le rôle d’une bff. Du moins de mon point de vue. Je me sens obligée de lui servir de soutien. Si elle va mal, je vais mal. Nous sommes reliées par la beauté de l’amitié. Je lui lance un clin d’œil en lui souriant avant de me glisser dans son appartement.

Le contraste avec le mien est toujours aussi saisissant. Le sien est rangé et propre. Je remarque quand même des petites imperfections par-ci par-là. Elle se laisse aller en ce moment la miss. Je ne vais pas critiquer son ménage. Je suis mal placée pour le faire de un. Et je ne suis clairement pas ici pour lui faire des reproches de deux. « On s'est pas vue depuis si longtemps pour que t'aies oublié que je tournais au café ? » Je m’autorise de la bière en soirée sinon café, café, café. D’ailleurs, je me précipite dans sa cuisine. J’ouvre un placard, attrape une tasse et me fait couler un expresso avec sa machine à dosettes. Oui, je fais comme chez moi. Je le suis en quelque sorte. Son domicile est ma deuxième maison. Enfin, troisième, il passe après ma boutique. Je reviens dans son salon. Je pose mes fesses dans son canapé, à ses côtés. J’aperçois un bol de chips. Ni une, ni deux je pioche dedans. C’est mieux que de piocher dans la blondinette même si elle est à croquer. Mais pas touche à la bff. C’est un coup à foutre en l’air notre amitié. En plus, elle est déjà réservée par Lynn. « Un peu galère mais je m’en suis sortie. J’ai eu droit à la mère de famille venue acheter un jeu pour son fiston adoré. Elle n’y connaissait rien du tout. J’ai dû jouer de patience à lui expliquer les divers types. » Ce n’est pas ma qualité première. Je me suis débrouillée et ai fait preuve de pédagogie. Il n’y a pas à dire, avoir un métier qui est aussi sa passion, ça aide.

Les chips m’ont ouvert l’appétit. Je me redresse et fouille les sacs. Je sors la bouffe. Je tends une barquette de sushis avec des baguettes à mon hôtesse. Je me sers à mon tour. Je me réinstalle en tailleur, ma boite sur mes genoux. « Et toi alors ? Ça va le boulot ? Tu croules pas trop sous les dossiers ? » Embrayée sur le professionnel pour un instant détente n’est pas l’idée du siècle. Ça m’est venu naturellement. La réciproque est la suite logique de sa question. Engloutissant mon repas, je repère la pile de films sur le coin de la table basse. Voilà qui est plus pertinent ! Je ne suis pas hyper cinéphile mais je ferai un effort. Cette soirée est pour elle. Mes envies sont secondaires. « J’espère que t’as pas prévu de mater Pretty Woman pour la millième fois. » Je ris légèrement. Je déteste ce film. Je le trouve d’un niais à vomir. Le romantisme n’est pas fait pour moi. Je préfère les films d’action. Comme les jeux en fait. « Je vote pour un Tomb Raider ! » Je ris à pleins poumons. Mon amour de l’archéologue n’est plus à prouver et Alessia le sait parfaitement. Sur ce coup-ci, c’est moi qui ai vu les films mille fois voire plus. Je connais chaque scène et chaque dialogue par cœur. « Sinon, on peut aussi se faire un vrai ciné. » Je redeviens sérieuse. Ça fait un moment que nous ne sommes pas allées dans une salle obscure. En essayant de me souvenir, je suis incapable de me remémorer notre dernier film vu sur grand écran tellement ça date.

Sur le papier, on n’avait pas vraiment de quoi être bff avec Alessia. Entre une avocate au taquet sur les règles et une fille qui s’est toujours moquée des règlements, on n’avait plus de raisons de se crêper le chignon que de s’entendre. Mais le papier n’est pas la vie. La vie a décidé qu’on sera comme cul et chemise. Je ne saurai dire vraiment pourquoi. Notre amour commun des jeux vidéo peut sans doute expliquer une partie de notre complicité. Elle reste insuffisante. Et à vrai dire, je me fiche de connaître les raisons de notre si bonne entente. Je sais qu’elle existe et que sans cette fille, il y a un vide dans mon existence. Ses mots me font sourire. Ils sonnent tel un compliment. Je n’en demande pas plus. Je n’ai pas besoin de grande déclaration d’amitié pour connaître le lien qui nous unit. Sa pique est amplement suffisante. Je commence à retrouve mon Alessia. « Vas-y molo quand même. Je te préviens que si t’es bourrée, je te porte pas jusqu’à ton lit ! Tu dormiras dans le canapé ! » C’est déjà arrivé. Une soirée trop arrosée où elle n’était pas fraîche. En tant que meilleure amie, je l’ai transportée dans sa chambre et je l’ai même bordée. C’est un dossier que seules nous sommes au courant. Cette histoire n’a jamais quitté son appartement. J’aime lui rappeler de temps en temps pour la taquiner. Qui aime bien châtie bien après tout.

Elle détient également des choses sur moi. Elle m’a déjà vue ivre. Elle a déjà dû tenir mes cheveux pour ne les avoir sur mon visage pendant que je vomissais. Ce soir, ça n’arrivera pas. Je ne crains rien avec le café. Hormis de visiter régulièrement ses toilettes afin de soulager ma vessie. Nous trinquons chacune avec notre boisson en débutant notre repas. Je ris de bon cœur à sa remarque sur ma gestion de cette mère de famille. « Et ouais ! Comme t’es fière de moi, ça veut dire que tu vas devoir me récompenser. Tu payes donc notre prochain dîner en commun ! » J’éclate de rire. Je me fous de savoir qui paiera notre future livraison de nourriture. Je ne regarde pas à la dépense avec les gens que j’apprécie. Je regarde rarement mes dépenses tout court. Véritable panier percé sur pattes, je suis souvent à découvert sur mon compte. Rien de bien grave. Ma banquière ne partage pas mon avis. Elle m’appelle fréquemment pour me rappeler à l’ordre. Ma mère n’a pas réussi à m’éduquer à ce sujet, alors elle n’a aucune chance. Je lui promets de ne plus le faire comme le ferait un enfant avant de retomber dans mes travers le mois suivant. Je suis contente quand elle est en vacances. Elle me fiche la paix comme ça. Et en parlant de vacances, la blonde me remémore l’être. L’idiote que je suis avait oublié ce détail. « Tout ça pour pouvoir saigner le dernier jeu que t’as acheté. T’es maligne toi ! D’ailleurs, tu joues à quoi en ce moment ? » J’ai conscience que ses congés n’ont pas été pris en ce sens. Je préfère en blaguer que de lui évoquer l’agression de sa mère.

J’enchaine sur le programme de la soirée. La vision des dvd m’indique ce qu’elle a envisagé. Si je ne suis pas contre un moment ciné pantouflard dans son salon, j’ai mon mot à dire sur les films choisis. Comme je le craignais, elle a prévu du romantisme. Je lève mes yeux au ciel en terminant mes sushis. « C’est un minimum. Il me faudra au moins ça pour me remettre de Vivian… » Je ne tiens pas à voir l’image de Julia Roberts en tête. C’est un coup à faire des cauchemars toute la nuit. Angelina Jolie ou Alicia Vikander sont de meilleures hantises nocturnes. Avec une préférence pour Alicia si je dois choisir. Cette actrice est canon. Un de mes fantasmes ambulants depuis qu’elle a endossé le rôle de l’archéologue. L’option sortir à l’extérieur ne lui plait pas. Avant qu’elle ne formule son refus, je l’ai lu dans ses prunelles. C’est probablement trop tôt. Je dépose tendrement ma main sur sa joue pour la rassurer. « Ça marche ! De toute façon, il n’y a rien d’intéressant ce moment à part des comédies. » Je passe devant le ciné tous les jours en rentrant de ma boutique. Je suis au taquet sur les films à l’affiche. « Tu peux déjà commencer par aller me faire un café pour te faire pardonner. » Je lui tends ma tasse vide. Oui, je me suis déjà englouti ma boisson. Elle n’est que le première d’une longue série. « Mais avant… » Je pose mon contenant sur sa table basse. « Nous devons négocier quel film on regarde en premier… » Un rictus malicieux orne mes lèvres. Il annonce ma future fourberie. Et sans attendre, je me rue sur mon amie. Je glisse mes mains sur ses flancs. Mes doigts s’attardent sur ses hanches et la chatouillent vivement. De mémoire, c’est une zone sensible chez elle. Elle n’a plus qu’à éclater de rire et admettre ma victoire lors de cette négociation. A moins qu’elle ne réplique. Je doute qu’elle abdique si facilement. Elle n’est pas avocate pour rien. Elle est tenace.