Premier jour d'école, 6 semaines après la rentrée scolaire, 45 minutes après de début des cours. Il est 9h15, la porte s'ouvre sur un jeune garçon habillé trop chaudement pour la saison. Dehors, le soleil de Californie brille d'un éclat sans pareil, inondant la pièce d'une lumière réconfortante. Sans un mot, Terrence avance et tend un papier à la maîtresse. Le motif jacquard de son pull en laine rouge jure prodigieusement avec les dreadlocks qui lui tombent sur les épaules. L'enseignante avertit la classe que ce nouvel élève leur vient tout droit de la côte Est. On l'invite à se trouver une place parmi l'armée de gamins en short qui les regardent comme s'ils venaient d'une autre planète, lui et son jean troué. C'est pourtant ce que tous les enfants portent, en octobre, dans les cours de récré du Bronx. A la récré, justement, il reste seul, le nez plongé dans sa bande dessinée. Une histoire de super héros sans famille, sans amis et sans véritable identité à laquelle il s'identifie beaucoup du haut de ses 7 ans.
" Hé ! " Le ballon rebondit contre son épaule, le faisant sursauter. Terrence fusille le responsable du regard, convaincu que les ennuis commencent, qu'on vient lui chercher des noises comme c'est souvent le cas lorsqu'un élève arrive en cours d'année dans un nouvel établissement.
" Désolé, j'ai raté mon ...HÉ ! " Le coupable est un garçon brun au nez en trompette dont le regard s'émerveille à la vue de la bande dessinée. D'un doigt fébrile, il pointe le livre et se met à lui citer les répliques du protagoniste qu'il connait visiblement par cœur. Terrence sourit.
* * *
" Mais c'est Batman ! " Benji, les sourcils froncés, s'agite, remue les bras, fait les cents pas et finit par taper du pied sur la moquette épaisse qui étouffe le bruit de sa semelle. Terrence, quant à lui, reste calmement assis à son bureau, la tête renversée sur son fauteuil en cuir. Vissée au battant de la porte laissée entre-ouverte par l'entrée en fanfare de Patterson, une plaque de cuivre :
" Terrence Palmer, Artist Manager Assistant ". Terry soupire. La frustration de son ami est palpable. Il le connait trop bien pour ne pas deviner l'état de contrariété dans lequel Benji se trouve après avoir découvert qu'il ne l'a pas positionné pour le rôle, comme le lui avait pourtant demandé son supérieur, l'agent de Patterson. Après tout, Batman, c'est un peu leur Dieu, la raison pour laquelle ils sont amis depuis presque 15 ans.
" Je sais que c'est Batman, Benji. " Répond-il d'une voix calme mais ferme en réajustant sa position.
" Mais c'est à celle-ci que tu dois te présenter. " Même jour, même heure que l'audition pour le rôle de chevalier noir, mais dans un autre studio, pour un autre film. C'est ce que dit le papier que Terrence fait glisser contre le bois du meuble en direction de son meilleur ami.
" Ecoute, je sais que tu préfères Batman, mais tout le gratin d'Hollywood va s'y bousculer et la prod choisira le dernier minet à la mode pour satisfaire la clientèle féminine. " A l'entendre parler, on devine qu'il maîtrise son sujet et que son jeune âge n'est qu'une apparence trompeuse derrière laquelle se cache un joueur avisé. Terrence sait que l'agent de Benjamin ne s'investit pas, qu'il se contente de faire ce que Benji lui dit sans chercher à le sortir de sa zone de confort ni à le confronter aux réalités sévères du marché. Patterson a beau être un excellent acteur, il n'en reste pas moins un parfait inconnu dont le CV sera balayé d'un revers de main par la direction du casting face à la ribambelle de noms célèbres déjà en lice pour le rôle. Palmer a une intuition. Il sait - il sent - que l'autre rôle est fait pour son ami. Aussi se lève-t-il pour venir poser une main sur l'épaule de Benjamin.
" Fais moi confiance ... " Comme toutes les fois où Patterson trichait par dessus son épaule lors des contrôles d'histoire géographie et de mathématiques. Comme toutes les fois où, après avoir fait une bêtise, il fallait prendre la fuite et le croire sur parole lorsque Terry disait connaître une bonne cachette. Comme toute les fois où ils étaient arrivés à leurs fins en cumulant leurs compétences plutôt qu'en se divisant.
" S'il te plait. "***
4h du matin, une vibration désagréable fait trembler la table de nuit. La barbe pleine de cheveux blonds, Terry décroche, la voix cassée par le sommeil, les yeux encore collés dans l'obscurité ambiante.
" Palmer, j'écoute. " A l'autre bout du fil s'élève la voix d'un Benjamin particulièrement jovial. A sa façon d'articuler, Terrence estime sans mal que son ami en est au moins à son 8 ème verre. Mollement, il s'extirpe du lit en tentant de faire le moins de remous possible. Sa voix se veut chuchotement lorsqu'il répond un
" mais oui, moi aussi ... " à mi chemin entre l'indignation et l'amusement. Benji et ses déclarations d'amour enflammées par l'alcool.
" Aie ! " Étouffant une exclamation, Palmer se masse le genou qu'il vient de cogner contre la table basse et se dirige vers la salle de bain. Une fois isolé du reste de la suite, il allume la lumière puis s'observe dans le miroir. Les traces de griffes sur ses épaules le font sourire comme un adolescent pris en flagrant délit.
" Non, pas du tout, j'étais fatigué, je suis rentré plus t ... " Ivre ou pas, Benjamin ne se laisse pas mystifier par le mensonge de Terrence qui finit par marmoner dans le combiné :
" Ok, ok ! ... Samantha. " Les gargouillis grossiers à l'autre bout du fil lui font lever les yeux au ciel mais le petit sourire qu'il arbore ne trompe pas : Terry s'amuse au moins autant que Benji de la situation. Du moins jusqu'à ce qu'il entende un cri de détresse dans l'appareil.
" Benji ? Benjamin ? " Pas de réponse et ce qui s'apparente à ... des bruits de voitures ? Terrence s'inquiète, appelle encore, mais Patterson ne répond plus. En quelques secondes, il prend la décision de quitter l'hôtel pour retourner à la soirée. Hors de question de laisser cet idiot se faire écraser, enlever ou Dieu seul sait quoi. Il n'y a que Benjamin pour s'attirer des ennuis un soir de fête, alors que toute la ville connait désormais son visage suite à la diffusion de l'avant première du film.
Finalement, Terrence le retrouvera mort de rire sur la plage, tombé dans un trou creusé dans le sable, à quelques mètres de la route. Ils regarderont le soleil se lever en buvant de l'eau, tous les deux déshydratés par leurs excès de la nuit et trinqueront à cette nouvelle vie faite de strass et de paillettes leur ouvrant les bras. Aux alentours de 8h, Terrence recevra un message de ladite Samantha le maudissant sur plusieurs générations de lui avoir murmuré tous ces mots doux durant la nuit pour se casser comme un lâche durant son sommeil. Il lui faudra beaucoup d'efforts pour la convaincre de lui laisser une seconde chance. Encore plus pour la retenir lorsqu'une nouvelle urgence le poussera à tout quitter afin de venir en aide à son meilleur ami. Finalement, après 2 ans de disputes et de jalousies ayant toutes pour sujet Benjamin, elle finira par abandonner la partie, comme le feront également celles qui lui succéderont.
***
A bientôt cinquante ans, Terrence est aujourd'hui un agent connu et respecté, très demandé par les artistes de Los Angeles. S'il s'est spécialisé dans le cinéma hollywoodien de par le fait d'être le représentant de Benjamin Patterson, il a également su se faire un nom dans les milieux de l'écriture et du théâtre. Son flair et ses qualités de négociateur lui ont permis de racheter l'entreprise au sein de laquelle il avait commencé comme assistant, tant et si bien qu'il s'accorde désormais le luxe de choisir les artistes avec lesquels il désire collaborer ou non. C'est d'ailleurs difficile de lui plaire, de l'atteindre ou d'attirer son attention pour la simple et bonne raison que 25 ans de navigation dans les eaux troubles du star système lui ont appris que rien ne vaut l'anonymat, la discrétion, le calme et la sobriété. A mille lieux des agents tape à l’œil dont regorgent les soirées VIP, il est l'ombre derrière la lumière, le sage et le conseiller avisé, celui qui parle peu mais n'en pense pas moins. Réservé, exigeant et sûr de lui, il accorde rarement sa confiance, anticipe énormément et se montre incroyablement créatif lorsqu'il s'agit de surprendre. Sa vie personnelle est simple, loin des exubérances du milieu professionnel dans lequel il passe malgré tout la majeure partie de son temps. Ses proches - et ils sont peu nombreux - vous dirons pourtant qu'il est généreux, tendre et qu'il lui arrive de rire à gorge déployée, mais seulement en privé. De façade, il reste cet homme mystérieux au style vestimentaire guindé et aux regards perçants.