Tête lourde, poitrine serrée et douloureuse, j’ai l’impression d’être à deux doigts de gerber alors que le taxi avance entre les rues de la ville. Je finis par lui demander de s’arrêter et sors, capuche sur la tête et lunettes de soleil, autant pour me cacher que pour dissimuler mes cernes et mes yeux rougis. J’ai pas dormi depuis... Je sais même pas quand. Tout ce que je sais, c’est qu’on est en début de soirée, que je devrais être chez moi avec les gars, qui sont restés à mes côtés depuis qu’ils m’ont trouvé tout à l’heure, mais que je suis là, à marcher tout seul dans la rue en essayant de pas vomir ou me remettre à chialer. Pourquoi ? Parce que j’ai merdé. Incapable de me sortir de mes émotions et de ma tête, j’ai coupé le contact avec tout le monde. Les gars ont compris, ma mère et ma sœur comprendront certainement aussi, c’est pas comme si c’était la première fois que ça arrivait. Mon frère en revanche... Je sais que j’ai complètement foiré avec lui. Il venait de perdre sa mère, d’apprendre qu’on était frères, de se confier à moi sur plein de trucs... Et moi j’ai disparu. J’ai disparu comme un connard ingrat, sans lui laisser la moindre explication. Alors je suis épuisé, j’ai envie de dormir trois jours d’affilée et de plus jamais affronter le monde, mais je suis là. Parce que je sais que j’ai complètement foiré et qu’il faut que je me rattrape. Au moins lui expliquer ce qu’il s’est passé. Je sais déjà qu’il va m’en vouloir et ça me brise au fond, même si je suis pour l’instant complètement incapable de ressentir la moindre émotion. Je suis juste complètement anesthésié. J’arrive devant la porte de la maison alors que le soleil commence à se coucher et je frappe, attendant qu’on vienne m’ouvrir. Lorsque la porte s’ouvre enfin, je suis face à un regard des plus noirs, qui me fait baisser les yeux. La mère d’accueil de Noa me demande ce que je fous là et je balbutie des excuses complètement pourries, demandant à parler à mon petit frère. Je vois l’hésitation sur ses traits, elle ne dit rien pendant un long moment, puis finit par soupirer longuement, m’indiquant qu’il est dans sa chambre et qu’au moindre problème, elle me foutra dehors. Je ne dis rien, comprenant parfaitement sa réaction, et me dirige vers la chambre de mon petit frère. Je toque doucement avant d’entrer, la porte n’étant pas verrouillée.

« Hey... »

Vu sa tête, Noa n’est pas ravi de me voir et je ne peux que le comprendre. J’attrape la chaise de son bureau et m’y installe, soupirant longuement avant de passer mes mains sur mon visage.

« Je sais que tu m’en veux et je te comprends. J’aurais pas dû disparaître comme ça. Je... Je voulais pas disparaître, ok ? Il s’est juste passé... Écoute, je veux pas que tu l’apprennes dans la presse ou par qui que ce soit d’autre. C’est pour ça que je suis venu ici. Je... Charlie a été enterré ce matin. »

Je n’arrive pas à dire quoi que ce soit d’autre, la gorge trop serrée. Les yeux baissés, je sens que les larmes recommencent à couler mais je les essuie rapidement, essayant tant bien que mal de rester fort face à lui. Il n’a pas demandé un grand frère brisé, au bord du gouffre. Il n’a pas besoin de ça en ce moment, je peux pas me permettre de craquer comme ça. Je suis juste venu m’expliquer. Le reste, il n’a pas besoin de le subir...

Forcément qu’il a pas envie de me parler, Noa. Je m’attendais à quoi en même temps ? J’ai carrément merdé et j’en ai conscience, mais je m’obstine quand même, je lui explique, parce que merde, je peux pas juste laisser tomber. C’est mon petit frère, hors de question que j’abandonne l’idée de me faire pardonner. J’ai pas la force de me battre pour moi, je l’ai plus, mais me battre pour lui ? À cet instant précis, c’est tout ce qui m’importe. Alors je tente de lui expliquer, de tout lui raconter, mais ça m’est physiquement impossible. J’arrive pas à aller plus loin que juste lui dire qu’il est plus là, qu’il sera plus jamais là, et tout se bloque après ça. J’ai envie de lui en dire plus, j’ai envie de tout lui raconter. Pas dans les détails, il a pas besoin de savoir ça, mais juste... Lui parler de Charlie. De son sourire alors qu’il se savait condamné, des dernières discussions qu’on a eues, de tout ce que je lui ai promis. Sauf que j’en suis incapable, physiquement incapable. Il se redresse finalement, nos yeux se croisent et les larmes me montent à nouveau aux yeux. J’arrive à les contenir cette fois, même si j’ai juste envie de me laisser tomber par terre et pleurer tout ce que je sais. J’hausse les épaules.

« J’en ai pas rien à foutre si ça vient de toi, tu sais ? Parce que je sais que tu comprends... Enfin dans une certaine mesure, tu comprends. Et c’est certainement pour ça que j’aurais pas dû disparaître. T’es assez grand pour comprendre et... Je t’assure que ça a rien à voir avec toi. J’avais juste... Pas la force. »

Pas la force de voir qui que ce soit, de parler à qui que ce soit, de faire quoi que ce soit. Tout comme j’ai pas la force de parler de tout ça maintenant. J’veux juste que mon petit frère soit rassuré, qu’il sache que je l’ai pas lâchement abandonné.

« Noa, j’veux que tu saches que je suis vraiment désolé, ok ? J’ai pas voulu te ghoster volontairement ou je sais pas quoi. T’es mon petit frère et je te l’ai dit, je suis là pour rester. J’ai juste du mal à gérer mes émotions parfois et ça peut donner ce genre de trucs quand ça va vraiment pas. Si ça arrive à nouveau, je ferai tout pour te prévenir, mais je m’attendais pas à... Fin... »

À perdre l’amour de ma vie. À me retrouver tout seul à devoir gérer tout ça. Ouais, un truc du style.

« Mais non, je veux pas en parler. Pas tout de suite. J’veux surtout savoir si toi tu vas bien. J’ai beaucoup à rattraper et je veux tout savoir, ok ? Je veux qu’on parle de toi, de tout ce qu’il se passe dans ta vie en ce moment. J’veux juste continuer à être ton grand frère et rattraper mes conneries... »

Putain ce que ça peut être dur. D’être là, de lui parler de Charlie, lui dire ce qu’il s’est passé. Ils auront pas eu la chance de se connaître et je m’en veux. J’aurais dû insister un peu plus... Ou peut-être pas. Parce qu’ils se seraient si bien entendus et que Noa aurait à nouveau perdu quelqu’un. Ouais, au fond, c’est peut-être pas plus mal. J’en sais foutrement rien. J’arrive pas à faire le tri dans ma tête, à me dire que tout ça est réel. J’ai pourtant eu le temps de m’y faire, mais apparemment c’était encore pas assez. Alors bien évidemment, la seule chose qui m’importe pour l’instant, c’est de savoir comment il va lui. Parce que j’ai encore tout fait foirer et que du coup j’ai loupé tout ce qu’il se passait dans sa vie. Putain ce que j’ai pu être con... Je secoue la tête à sa réponse.

« Je suis sûr que c’est pas vrai. T’es un ado, Noa, il se passe plein de trucs dans la vie d’un ado. En trois jours t’as le temps de changer à peu près 20 fois de coupe de cheveux, de découvrir cinq nouvelles passions et devenir pote et te fâcher avec quinze personnes différentes. »

C’est pas franchement le souvenir que j’ai de ma propre adolescence, mais c’est comme ça que ça se passe pour les gens normaux. Je tente un sourire faible mais ça n’a pas grand-chose de réussi. Tant pis. Autant ne pas faire semblant, pas avec lui. De toute façon, ça changerait quoi ? Il sait que je ne vais pas bien, pas besoin de lui cacher. Je réfléchis à sa proposition mais secoue rapidement la tête.

« Nan... C’est tentant, mais c’est pas franchement une bonne idée. J’ai pas encore la force d’affronter le monde extérieur pour l’instant. »

C’est sûrement ça le plus grand désavantage d’avoir une tronche connue. Gérer ses émotions en prenant l’air, c’est un truc qui fonctionne presque pour tout le monde. Mais quand les gens commencent à te reconnaître dans la rue, c’est fini, tu peux plus le faire. La suite en revanche me tire un vrai sourire – même s’il reste léger – et j’hausse les épaules.

« C’est à toi de voir ce que tu veux. Si tu veux que je reste, alors je reste. Je te proposerais bien de venir au loft, mais c’est un peu... Ouais, c’est compliqué. Pour ce qui est d’expliquer à ta famille d’accueil ce qu’il s’est passé, autant le faire ce soir. Ce sera à peu près partout dans la presse demain, alors c’est pas vraiment un secret. Je dois en parler sur les réseaux sociaux, faire un vrai communiqué et tout ça... Mais je voulais venir te voir avant. Je voulais pas que tu l’apprennes par quelqu’un d’autre que moi. Charlie... Y’avait beaucoup de monde qui le connaissait et qui l’aimait. Le fait qu’il... Ça va faire le tour des médias. Ça restera pas secret très longtemps. La seule raison pour laquelle ça l’est resté jusqu’à présent c’est parce que les médecins ont été très discrets et qu’il a jamais pu faire un pas en dehors de l’hôpital. »

Repenser à son état les derniers jours me fait à nouveau monter les larmes aux yeux mais je me ressaisis vite, me raclant la gorge.

« Et puis je me vois mal mentir à ta mère d’accueil. Je suis pas sûr qu’elle apprécierait et euh... Elle me fait un peu peur. »

Je serre les dents en l’entendant me parler de ce mec qui m'inspire absolument pas confiance, mais je ferme ma gueule. Je suis pas là pour le juger et je sais pas non plus ce qu’ils se disent, comment ils sont l’un avec l’autre... J’en sais foutrement rien. Tout ce que je peux faire, c’est espérer que ce connard va pas lui briser le cœur, et me préparer à l’éclater à la moindre connerie. Si ce mec est aussi sincère que Noa le dit, alors j’ai envie de le croire. Parce que merde, il a le droit de vivre ça, de ressentir ça.

« Tu vois qu’il s’est passé des trucs. C’est bien de prendre votre temps. Mais s’il fait la moindre chose louche, je veux que tu viennes m’en parler direct, ok ? »

D’une part parce qu’il est hors de question que mon petit frère ait à traverser ça tout seul, d’autre part parce que ça ira carrément plus vite pour aller lui péter la gueule. Mais ça me fait sourire de le voir comme ça, de savoir qu’il y a une chance qu’il soit vraiment amoureux et qu’il puisse vivre une jolie histoire d’amour. Je peux lui souhaiter que ça, même si ça finit toujours par faire mal, selon mon expérience. Charlie, c’était mon premier vrai amour, et voilà où ça m’a mené. C’est con, hein ? D’accepter qui on est si tard, de se dire qu’on a enfin trouvé ce qu’on a cherché toute notre vie, pour au final se faire éclater la gueule par le destin ou je sais pas trop quoi ? Ouais, très con même. Il se lève en m’expliquant qu’il veut que je reste et me fait me relever pour me prendre aussitôt dans ses bras, me faisant rire légèrement. Je le colle un peu plus contre moi, ma joue contre son crâne, et ferme les yeux une seconde. Ça fait du bien, ce genre de moments, et j’avoue que je pensais pas les voir arriver avec Noa. C’est tellement bizarre, ce lien si fort qui s’est créé entre nous en si peu de temps, mais ça fait un bien fou. J’acquiesce finalement à sa demande et ébouriffe ses cheveux.

« Mais non on se lâche plus, p’tite tête. »

Il commence à partir mais je le retiens en posant une main sur son épaule.

« J’serai toujours là pour toi, tu sais ? C’est sûrement difficile à croire avec ce que je viens de faire, mais je te promets que si t’as besoin, tu me trouveras toujours. Et si vraiment je peux pas t’aider ou je suis pas disponible ou je sais pas quoi, les gars seront là pour toi. C’est mes frères aussi, alors c’est les tiens. La famille, c’est ça. Promets-moi que si je refais de la merde comme ça t’iras les trouver. »

Le savoir tout seul, à se demander ce que je pouvais bien foutre, ça me met le moral à plat. S’il avait été avec Will ou Elias, ça m’aurait carrément rassuré. On finit par sortir de sa chambre et descendre jusqu’à la cuisine, où sa mère d’accueil me lance un regard bien noir. Merde, je vais me faire éclater...