J'ai l'esprit ailleurs. Depuis ma rencontre avec Kalia dans le parc, j'ai son visage qui me revient sans arrêt en tête, son regard triste, cette distance plus que méritée lorsqu'elle me parlait. Après avoir balancé huit ans de vie de couple à la poubelle pour la protéger, je ne pouvais pas m'attendre à ce qu'elle me saute dans les bras une fois nos routes de nouveau entrelacées. De toute manière, je ne pouvais pas m'attendre à ce qu'elle revienne tout court, surtout dans une ville aussi grande que Los Angeles. Le Destin a parfois un drôle d'humour et depuis … Impossible de penser à autre chose qu'à elle. Je tente de me concentrer sur mon travail à la pâtisserie, de terminer les morceaux pour l'un des groupes que produit la maison de disque familiale ou même de faire mes corvées pour différents gangs, rien à faire. Même m'occuper de Naël ne suffit pas à me vider entièrement la tête. Je suis tellement à côté de la plaque que même parvenir à voir l'une de mes sœurs s'avère plus compliqué que jamais. Mais nous y parvenons bien que son insistance me laisser supposer que quelque chose d'important va être lâché, une chose qui risque de ne pas me plaire. J'ai comme un sixième sens pour ce genre de chose. Je tente toutefois de penser à autre chose alors que Naël dort paisiblement dans son lit après plusieurs jours d'otite infernale. Le temps que me sépare encore de l'arrivée de Louanor, je le passe à ranger les jouets de mon fils qui traîne ici et là dans la maison et j'ai à peine fini de ranger la cuisine que j'entends frapper. Avec le calme qui règne désormais dans la villa, ce bruit sourd n'est pas difficile à détecter. Je range le torchon que j'avais sur l'épaule et vais ouvrir sa surprise à ma cadette. « Salut. » Je lui retourne en la prenant aussi dans mes bras. « Fatigué mais je tiens le coup et toi ? » Répondis-je en la laissant entrer. Porte refermée, je la guide jusque dans la cuisine où je sors déjà deux verres et une bouteille de vin. « J'en ai besoin, tu me suis ? » Bouteille levée, je la regarde dans l'attente de sa réponse. Et puis j'ai encore cette assurance que cette conversation ne va pas tourner en ma faveur.

J'ignore à quoi m'attendre concernant la visite de Louanor. Généralement lorsque l'une de mes sœurs m'annonce avoir quelque chose à me dire ce n'est pas bon signe. Je suis sans doute un brin paranoïaque mais je préfère m'attendre au pire et avoir une bonne surprise. Y compris lorsque je suis aussi fatigué que je le suis ces derniers temps. Mais Naël va mieux, il dort enfin paisiblement et rapidement. Les demandes à la pâtisserie sont moins nombreuses que pendant les fêtes et les affaires de famille sont un peu plus calmes – aussi calmes que de telles affaires puissent l'être. Lentement je retrouve mon sommeil réparateur et lourd, ce qui ne veut pas dire que je suis au top de ma force. Ça n'échappe pas à Lou lorsqu'elle apparaît derrière ma porte. Je ne fais que lui confirmer ce qu'elle savait déjà. « Les derniers jours ont été compliqués mais ça va, oui. » Je tente de la rassurer parce qu'en réalité je vais bien. Disons que j'ai seulement du mal à tout enchaîner, il me faut simplement une bonne semaine de sommeil complet et j'espère franchement l'avoir bientôt. « Désolé d'avoir été aux abonnés absents d'ailleurs, je tentais de garder la tête hors de l'eau. » Et puisque je suis trop fier pour demander de l'aide, j'ai fait en sorte de me débrouiller tout seul alors que j'aurais pu appeler mes sœurs à ma rescousse. Une fois dans la cuisine, j'attends la réponse de Lou et nous verse à chacun un verre de vin rouge lorsque cette dernière tombe. Je fais glisser le verre dans sa direction et n'attends pas pour en boire une bonne gorgée. « Mieux, il va mieux ! Son otite est enfin terminée, il arrive à s'endormir plus facilement et se réveille plus en pleine nuit. » Maintenant il faudrait que ça dure et je croise vraiment les doigts. Installés sur le canapé du salon, je m'enfonce dans ce dernier et fixe un point devant moi. C'est à l'entente de la question de Lou que je reporte mon attention sur elle et soupire. « Ça serait bien que tu arrêtes de me connaître aussi bien. » Je tente de plaisanter mais je ne suis pas certain que ça fonctionne. « J'ai … J'ai revu Kalia. Au parc avec Naël et je ne sais pas comment gérer ça. » Elle connait toute la vérité, Lou. Elle sait pour quelles raisons ça me retourne autant, à tel point que j'admets ne rien contrôler.

Il faut que j'apprenne à faire des pauses lorsque tout va trop vite. J’aime me surpasser, ce n’est pas une nouveauté, mais maintenant qu’il y a Naël dans ma vie je dois apprendre à lever le pied. Ce n’est pas simple lorsqu’on a l’habitude de tout gérer sans arrêt mais je peux y parvenir. De toute manière, à voir mon état de fatigue après avoir couru partout et gérer mon fils malade, je pense avoir découvert mes limites. Heureux de voir ma sœur après toutes ces émotions, me poser enfin avec un bon verre de vin rouge à la main c’est une bonne façon de terminer ma journée même si je sais qu’il va y avoir une longue discussion entre nous. Je ne suis même pas certain d’apprécier la chose dont elle veut me parler. Je connais Louanor, je sais qu’elle a un aveu à me faire, j’en suis persuadé. « Je sais et je te promets d’y penser à l’avenir. Même si ça va s’arranger dans les prochains jours, quelques soirées tranquilles ça ne pourra pas me faire de mal. » Je pousse un soupire et bois une nouvelle gorgée de vin. Je préfère l’alcool plus fort d’habitude, mais j’aime ce petit goût fruité et âpre de ce vin français hors de prix. « L’instinct Falcone, hein ? » Répété-je dans un léger rire. Ça me semble familier comme sensation. Nous sommes tous assez proches dans cette fratrie pour savoir lorsqu’une chose ne va pas, mais avec Lou nous le sommes encore plus, ce n’est une surprise pour personne. A peine ai-je prononcé le prénom de mon ex petite amie qu’elle comprend immédiatement la raison véritable de mon état déplorable. « Ouais … oh … » Fis-je en posant mon verre sur la table basse. Elle veut plus de détails sans avoir besoin de me le dire, c’est - encore une fois - l’avantage de bien se connaître. « Ça a tourné court. C’était froid pour le peu qu’on a parlé mais je peux m’en prendre qu’à moi pour ça. Elle a pas très bien réagi en voyant Naël … A vrai dire c’est pour ça qu’elle a pris la fuite. » Arête de mon nez pincée, je ferme les yeux quelques secondes. « Je pense qu’elle s’est dit que j’ai refait ma vie et c’est logique mais je me suis juste … bloqué. J’ai été incapable de lui expliquer, je l’ai laissé partir … Encore. » Passant ma main sur mon visage, j’ouvre les yeux et regarde ma sœur. « Je suis pitoyable. »

J’ai un petit rire en l’entendant affirmer que je vais penser à sa proposition sans pour autant demander de l’aide lorsque ça sera nécessaire. J’en ris puisque c’est très probablement ce que je vais faire, oui. Louanor me connait par cœur, ce n’est pas pour rien qu’elle sait que ma fatigue n’est pas la seule raison de ma prise de distance dernièrement. Je me suis noyé dans le travail pour tenter de réfléchir le moins possible mais force m’est de constater que ça n’a pas servi à grand-chose. Pour ne pas dire que ça n’a servi à rien. Quoi que je fasse, je repense à cette expression que Kalia avait en voyant Naël approcher de moi, ce mélange de douleur et de déception qui me torture depuis. « Tu ne veux pas non plus qu’on se bloque des jours immédiatement pendant qu’on y est ? » Demandé-je en plaisantant. Elle pourrait très bien me répondre qu’il s’agit d’une bonne idée et je me mords la langue d’avoir fait une telle proposition. Je bondis donc sur ce qu’elle dit ensuite en espérant qu’elle oubliera le reste. « Tu devrais essayer de parler au moins à ta mère, Lou. Je comprends parfaitement ta colère envers papa, je t’assure que je n’ai pas mieux réagi que toi lorsque je l’ai appris mais ta mère … Elle aime un homme qui fait de mauvaises choses, elle voulait vous protéger. Ce n’est pas si différent de ce que je fais et tu m’as pardonné. » La différence est que je vais devenir l’homme qu’elle déteste. J’ai bien tenté de convaincre mon père de tout abandonner, il n’a rien voulu entendre et a été jusqu’à m’assurer avoir tenté de le faire ce qui n’a rien arrangé. Je sais qu’il parle du décès de ma mère et que malgré son second mariage il ne l’a jamais oublié, j’ignore juste à quel point le trafic de notre famille a détruit son premier mariage. « Si seulement elle savait ! » Râlé-je en roulant des yeux. Heureux en ménage alors que je passe mon temps à coucher ici et là de crainte de me poser une seconde fois, on ne peut pas dire que ce soit la vie que je m’imaginais il y a quelques années. « Pourtant ça devrait être simple, d’autant plus entre nous. On a vécu huit ans ensemble et je n’ai rien dit. Je lui mens depuis le jour où je l’ai laissé partir. » Je finis mon verre cul sec et le rempli à nouveau en restant légèrement penché en avant, les coudes sur mes cuisses. « Ça m’apporterait quoi ? Hormis subir sa haine, je ne vois pas en quoi la revoir me serait bénéfique. » Et puis, elle n’a pas été témoin de sa froideur envers moi, non ce n’est pas du tout une bonne idée. Regard posé sur ma sœur dès qu’il est question de son ex, je confirme et ajoute : « Et je n’aime toujours pas ce type. Mais si tu me demandes de le supporter, je peux tenter de le faire. J’insister sur le terme "tenter", le moindre faux pas et je lui en colle une. » J’ai encore un trop bon souvenir de l’état dans lequel était Lou pour apprécier Luke, mais je peux tenter de faire un effort pour elle.

Je grogne, ce qui me donne complètement l’image d’un homme de Neandertal incapable de s’exprimer avec des mots. Il n’est pas question que nous tenions un agenda des jours où je confirai mon gamin pour souffler. Je saurais les appeler à l’aide lorsque j’atteindrai mes limites – même s’il y a de grandes chances que je le fasse une fois complètement à bout. Lou me connait bien assez pour savoir que j’ai une certaine fierté et celle-ci explique que je refuse de montrer lorsqu’il y a trop de choses qui me tracassent. Je m’en suis sorti jusque-là, je ne vois pas pourquoi ça changerait. Evidemment, je profite de l’occasion qu’elle m’offre pour passer à un tout autre sujet qui, cette fois, ne lui plait pas à elle. Non pas que je tienne à l’agacer, néanmoins j’estime qu’il est de mon devoir de tenter d’amorcer une réconciliation entre elle et nos parents. Ce qui n’arrivera pas de sitôt étant donné sa réponse. « Est-ce que tu veux que je sois là alors ? Pour faire le médiateur au cas où ça déraperait ? Si tu ne veux pas la voir souvent de peur qu’elle te parle de papa, laisse-lui au moins l’occasion d’avoir une véritable explication. » Suis-je têtu ? Tout à fait, mais je le fais pour elle. J’étais très jeune lorsque j’ai perdu ma mère et la sienne en est devenue une de substitution – même si je ne l’ai jamais appelé "maman" – je n’aime pas spécialement les tensions qui subsistent entre elles. Elle me demande bien de cesser de mentir, si je dois assumer certaines choses, elle aussi. « Elle ne m’a pas vraiment laissé l’occasion de lui dire cette fois-là, je ne me fais pas trop d’espoir pour la prochaine. » Si prochaine fois il y a étant donné que je n’ai pas envie de forcer les choses. Grimaçant fortement en l’entendant affirmer que j’aime Kalia, je me retiens de ne pas siffler mon deuxième verre aussi vite que le précédent. « Je pensais que ça l’était lorsque je l’ai laissé partir sans explication, regarde ce que ça a fait de moi. » Lara et Logan se souviennent de me relation mais aucune des deux ne sait comme Lou à quel point ça m’a détruit. Je prétends que Kalia fait partie de mon passé alors qu’en réalité elle ne m’avait jamais quitté et c’est ce qu’il y a de pire. Je soupire en passant ma main sur le visage et me sens un peu plus tendu en parlant de Luke. Le pire reste pourtant à venir. A mesure que ma sœur me dévoile la vérité, mes épaules se contractent et ma mâchoire se serre. Il se passe bien deux bonnes minutes sans que je ne dise un seul mot. Ma première réaction est de vouloir partir d’ici, trouver Luke et lui exploser la tête à l’aide de mes poings, toutefois je sens qu’il en coûte beaucoup à Lou de m’en parler. Elle connait mon instinct protecteur et mon impulsivité, m’en parler est risqué mais elle a assez de courage pour le faire. « Est-ce que tu me promets d’être heureuse avec lui ? » Demandé-je en tournant la tête vers elle, encore crispé. « Compte pas sur moi pour te féliciter, tant que je ne serais pas certain qu’il te mérite je ne pourrais pas le faire. Par contre, si tu m’assures être heureuse je pourrais faire un effort … » Je ne suis pas sûr de ne pas avoir envie de coller une droite à celui qui est mon beau-frère mais je peux essayer, c’est tout ce que je peux promettre.