Ce qui me plaît, dans ce métier, bien plus encore que la succession de dégradés dans le ciel qui fascinent, animent, se reflètent sur le tableau de bord et teintent les vitres de leurs coulures rosies, c’est le cycle de toutes les vies qui viennent se perdre sur les banquettes arrières de mon cabriolet. Des femmes enceintes, des pères de famille, des jeunes friqués qui sortent de boîte ou s’y rendent, selon leur haleine et leur odeur en rentrant dans la voiture, des célébrités retraitées depuis si longtemps qu’elles ne savent plus à quel pays s’arrimer pour retrouver le frisson de leur jeune temps… Tout est une question de feeling, rares sont ceux à qui je m’ouvre, et plus rares encore sont ceux qui sont déjà venus s’asseoir à l’avant, à côté de moi. La mère d’Andreï était de ceux-là. Il avait fallu du temps pour que l’on s’apprivoise, elle et moi. Pas mal de routes nocturnes dans le silence, puis c’était ma musique qui avait donné le tempo. De là, on s’était ouverts, les retours occasionnels (quand elle n’avait pas quelqu’un pour la ramener) se faisaient par détours pour prolonger la discussion, s’imprégner de la vie l’un de l’autre. Je n’enviais plus les stars. J’avais côtoyé le firmament de près, et pourtant jamais je n’avais été aussi heureux qu’en ce moment, loin des strass, les préférant assis derrière moi, proche de l’invisibilité, à me glisser partout, à pouvoir embrasser Will dans un coin de rue déserté sans jamais avoir la terreur pétrifiante qu’un objectif puisse être braqué sur moi. J’adorais ma voiture, mais je détestais les rues. Trop de dangers, trop de paramètres hasardeux. Ce soir-là en était l’exemple : les phares avaient esquissé ce qui semblait être une bagarre de rue, jusqu’à ce que je reconnaisse l’un des protagonistes. J’avais roulé jusqu’à être à quelques mètres, puis, fenêtre baissée, la voix aggravée pour jouer sur la peur de l’abruti qui s’acharnaient sur celui que j’avais reconnu, j’avais hurlé quelques mots. "Vous avez trois secondes pour dégager ou j'appelle les flics !" Andreï n'avait sans doute pas besoin de ça. Moi non plus. La menace fit son effet, le type déguerpit comme si j'avais moi-même mis le gyrophare. D'un clic sur le bouton cadenassé, je déverrouillais la voiture, laissant le jeune homme -bien abîmé, mais pas d'aujourd'hui visiblement- me rejoindre. Le regard dans le rétroviseur central, je le fixe, tente de comprendre. Pas besoin de jouer avec des politesses. "Je vais bien, merci Andreï. Je travaille toutes les nuits. Tu peux m'expliquer ce qu'il se passait ?" Il doit avoir peur que j'en parle à sa mère sans doute, parce que je le sens gêné. Peut-être est-ce toujours l'adrénaline de sa baston dehors ? Je démarre en silence, délaisse le plein phare pour des phares classiques, et ma main droite quitte le levier de vitesse, farfouille la boîte à gants réfrigérée, en sort une bouteille d'eau. "Prends ça. Pour boire ou pour calmer la douleur. Cadeau de la maison. Bon, tu m'expliques ?" Feu rouge, lumière qui enflamme mon visage et le tien.

@Andreï Vacaresco