Alors que Matt saluait l'inconnu d'un grand sourire, Laysla éclata de rire. Depuis le début de la semaine, ils n'avaient parlé que de ça. Le nouveau concept de l'émission. La Quinzaine Trottoir. Une idée de mon surfer de collègue ; maintenant qu'il avait terminé son tour avec le type qui était déjà reparti dans une direction opposée, il s'était tourné vers nous, m'avait lancé le micro d'un geste de main sûr. "Cain, réflexe !" Bien moins agile que lui, j'avais eu besoin de jeter les dix doigts en avant pour être certain de rattraper ce qui avait coûté une belle somme d'argent à notre studio. C'était un concept innovateur, que ce micro-trottoir dont l'on diffuserait le best-of pendant une quinzaine de minutes chaque jour, à des horaires différents. Une semaine, un thème. Un rythme de publication qui n'avait pas eu l'air d'avoir fait peur à son créateur, qui nous avait immédiatement demandé si, au moins la première fois, nous pouvions nous joindre à la partie. "Pas de soucis, on sera là" avait répondu Laysla, son indéfectible sourire aux lèvres, toutes les dents vers le soleil. Un clin d'oeil de ma part et le contrat était scellé : on s'était retrouvés tous les trois dans la rue ce dimanche, à interroger les passants et les badauds sur le sujet tiré au sort ce matin. Chacun notre tour, on prenait le micro, interrogeant la première personne qui passait. Pour l'occasion, j'avais annulé tous les enregistrements de la journée, afin de montrer à Matt que son idée me plaisait et que je voulais en faire un segment fort de notre chaîne. Les gens écoutent moins la radio de nos jours, pourtant, les affaires restaient florissantes, et le nombre d'auditeurs n'avait de cesse d'augmenter. Curieux phénomène : peut-être que j'avais trouvé la formule parfaite, avec la bienveillance de Laysla, la créativité de Matt et les petites blagues que je venais susurrer au micro, bien plus confiant qu'à mes débuts sur l'émission de Mallory, il y a déjà plus d'un an. Le micro dans les mains, les lunettes de soleil pour le moment redressées dans mes mèches blondes, leur faisant barrage afin de ne pas bloquer mes yeux, l'ancrage même de toute discussion, on avait repris notre marche dans les rues surpeuplées de la ville. Quelques secondes seulement suffirent à trouver un énième passager du bitume qui défilait sous nos pieds, correspondant parfaitement au profil recherché : seul ou en petit groupe, le rythme lent et les yeux étincelants. De ceux qui avaient soit éprouvé Los Angeles jusqu'à la moelle, soit qui restaient amoureux de la plus petite pousse d'herbe qui roulait entre deux trottoirs de la cité des anges. Sans accélérer le rythme pour ne pas prendre l'air d'une meute prête à se jeter et à dévorer, on t'avait rattrapé. C'était à mon tour. "Salut ! Tu vas bien ?" La phrase d'accroche, celle qui montre qu'on va débuter une discussion si je te sens réceptif. "Alors voilà, on est de Blue Station, une radio locale qui traite beaucoup de musique, d'art, de philosophie... Des gens et de ce qui les intéresse, en gros, et aujourd'hui on lance un nouveau concept, avec un micro-trottoir pour donner la température des rues de Los Angeles. Tu accepterais de répondre à deux trois questions ?" Le sourire avenant, le micro déjà tendu, parce que c'est rare d'essuyer un refus et que je te sens prêt à te lancer - déjà tu ne t'es pas enfui, c'est un bon point.

@Jasper Anderson

Encore une belle journée dans la cité des anges, le soleil étincelant plane à son zénith projetant sur tout les Angelins une chaleur et une lumière qui invite à la détente et à la bonne humeur. J'ai fini mon travail pour la journée après avoir passé une bonne partie de la matinée à prendre des photos et j'entend bien profiter du reste d'aujourd'hui pour me détendre. Plusieurs solutions se proposent à moi, je pourrais peut-être aller sur la plage pour bronzer et me reposer un peu mais la dernière fois, j'ai eu tellement de coup de soleil que je ne pouvais même plus m'allonger sans avoir mal, alors je choisis plutôt ma deuxième solution. Ce sera donc une après-midi shopping et détente dans le centre. Je ne cours pas vraiment sur l'or en ce moment mais je peux bien me permettre une petite folie de temps en temps. Je passe donc rapidement chez moi pour déposer mon matériel et me changer rapidement avant de reprendre la direction du centre-ville. Des lunettes de soleil sur le nez, une casquette pour me cacher du soleil et une tenue plus détendue, et hop je suis en route pour une après-midi qui je l'espère sera sereine.

Comme d'habitude, les rues sont bondées de monde et je ne parle même pas des boutiques. Mon envie de faire les magasins s'est vite dissipée à la vue et à l'entente de tout ce monde. Je choisis donc plutôt de simplement déambuler entre tout ce petit monde, observant les vitrines et les stands qui jonchent les rues. Je m'arrête pour récupérer un thé glacé et de quoi grignoter, je ne voudrais pas mourir de faim ou de soif, avant de continuer ma route, esquivant habilement la foule pour ne pas renverser quoique ce soit ou qui que ce soit. Je commence à avoir un peu mal au pied à force de marcher sur le bitume depuis quelques heures maintenant et je cherche du regard un endroit où je puisse m'installer sans déranger personne. Autant dire que c'est mission impossible dans cette ville.

Alors que j'allais repartir, je vois non loin un petit groupe armé d'un micro qui se trouve pile sur mon chemin. Je lance la mission: esquive à tout prix. Je tente de longer le mur mais trop de monde se trouve sur mon chemin alors j'essaye de voir s'il ne sont pas occupé, malheureusement, je ne peux pas vraiment rester immobile en plein milieu de la rue avec tout le monde présent. Je me trouve donc forcé de continuer mon chemin, une prière presque silencieuse sur mes lèvres que je ne soit pas remarqué... Voilà pourquoi je ne suis pas croyant, la prière n'a servie à rien et je me retrouve sans vraiment le temps de m'en rendre compte face au fameux micro. Un homme jeune et souriant se révèle être le propriétaire de ce micro et, par soucis de politesse ou par réflexe, je réponds sans vraiment réfléchir à sa question. Une terrible erreur stratégique de ma part. "Salut! Je vais très bien, merci de le demander." J'essaye de sourire pour ne pas paraître comme un gros con malpoli mais j'ai tellement envie de juste fuir en courant plutôt que d'avoir une interaction humaine. Je réfléchis à un plan de fuite tout en écoutant l'homme présentant son concept. "Ah, je crois que j'ai entendu parler de cette station. Bien sûr que je veux bien répondre, qu'est-ce que vous voulez savoir?" Je n'ai, bien évidemment, jamais entendu parler de cette station de radio de toute ma vie. Maudites origines anglaises et maudit besoin de toujours être poli qui va avec ! J'espère maintenant que ces questions seront rapide et que je serais rapidement libéré de cette prison dans laquelle je me suis moi-même enfermé.

Grand sourire qui traverse mon visage, alors que derrière j’entends Layla pouffer aussi. "On a tout de suite vu dans tes yeux que tu connaissais pas, mais promis on va te donner une bonne raison de nous écouter !" Je tape dans mes mains, doucement, comme pour souligner la motivation de ma collègue, le visage rieur. Mon énergie est fulgurante, presque aussi forte que le soleil qui baigne la ville ces derniers jours. Je dois être pris d'une énergie nouvelle, et je sais que le catalyseur rentrera bientôt à l'appartement, lui aussi, et que la soirée sera pleine de nos étincelles. Il est dur, au travail comme ailleurs, de ne pas avoir la moindre pensée pour le marin qui est venu en vaisseau dérober mon cœur pour l'enfermer dans un coffre aux trésors dont il a perdu la clef. Je l'écarte pour l'instant de mes pensées -difficilement-, pour revenir à notre émission spéciale. "Super si t'es partant. Déjà, trois quatre questions, je te les balance d'affilée et tu me sors les réponses dans le bon ordre. Si t'y arrives, on continue, sinon on se dit à plus." Je t'adresse un clin d'oeil amusé, avant de reprendre, sans te laisser le temps de soupirer. "On fera un tirage au sort à la fin de la saison, et le gagnant remporte un très beau voyage... On a tout à Los Angeles, mais ça fait toujours du bien d'être en avion, t'en penses quoi ?" Le micro toujours bien vers toi, alors que je te fais signe de l’autre main, en silence, de donner une réponse. A nouveau, je te souris. Je fais rouler mes mains l’une autour de l’autre, vers toi et vers mes amis, pour faire signe que l’on va enchaîner. Tu parles bien, tu as une jolie voix. Ça passera nickel. "Bon, t'es prêt ?" Question rhétorique dont je n'écoute même pas la réponse, puisque déjà, je me fais dans la tête la liste des questions à poser, toutes sur le thème du Soleil et de l'été. Mais d'abord... La première manche. "Bien, alors on y va. Tu peux nous donner tes prénoms, dans l'ordre ? Et ton nom ?" Petit temps, pour te laisser mémoriser la question. "Tu as quel âge, et tu fais quoi dans la vie ?" Quelques secondes, mon sourire qui s'agrandit, et j'embraye. "Enfin, c'est quoi ta destination de rêve, et pourquoi ?" Celle-là est toujours plus difficile, elle met les interviewés en difficulté puisqu'elle les fait réfléchir. "Vas-y, on t'écoute !" Matt, derrière moi, plisse les yeux, penche la tête, les mains tendues pour compter les réponses et voir si elles sont toutes bien là.

Les bruits des passants aux alentours ne sont maintenant plus qu'un fond comparés à ce qui se déroule devant mes yeux. Cette discussion semble être un show minutieusement préparé et répété afin de ne pas laissé de place à l'erreur et de faire en sorte que les pauvres passants comme moi qui vagabondent innocemment ces rues ne puissent pas leur échapper. L'homme au micro me présente le concept qui ne me semble pas trop compliqué mais bon avec ces choses là, on ne sait jamais vraiment à quoi s'attendre. Tant qu'il ne me pose pas des questions trop personnelles, je devrais pouvoir m'en sortir sans trop de difficultés. Le voyage à la clé n'est pas forcément quelque chose que je veux mais je ne dirais pas non. Qui le ferait? Une occasion de me changer un peu les idées en quittant ce ville que j'aime et que je déteste avec autant de ferveur. "J'ai toujours aimé voyagé alors je ne peux qu'être d'accord avec vous." Je cache mon malaise derrière un sourire issu d'année d'entrainement. Les questions se révèlent au final être assez simple. Des questions basiques sur moi, jusqu'à ce que la dernière d'entre elle arrive. Je n'ai jamais vraiment réfléchis à ça. Ma destination de rêve ...  Je prend quelques instants pour réfléchir avant de me lancer dans mes réponses. "Je m'appelle Jasper Thomas Edward Anderson. J'ai 31 ans et je suis photographe." Je parle lentement et je finis en marquant une petite pause pour m laisser le temps e réfléchir à la dernière question. Des flashbacks de mes années à suivre Nate en tournée pour ses concerts traversent mon esprit et je secoue la tête pour faire fuir ces viles souvenirs. "Je pense que si je devais aller quelque part, ce serait l'Australie. J'ai toujours été un peu fasciné par ce pays. Que ce soit au niveau de la culture ou des paysages, tout à l'air passionnant et ce serait l'endroit parfais pour prendre de magnifiques photos." Je ne sais pas si ma réponse est assez convaincante. Certes, l'Australie est un endroit magnifique mais au final, visité ce pays seul ne serait qu'un rêve illusoire, une simple supercherie. Ne souhaitant cependant pas montrer mes doutes vis-à-vis de ma réponse, je ne perd pas de temps pour continuer. "On continue?" Je ne sais pas pourquoi mais ce jeu est particulièrement entrainant. C'est peut-être le micro ou le fait d'être observé mais je commence à bien aimer cette situation. Et, au final, il ne pourront pas savoir si je ment un peu dans mes réponses. Ce n'est pas comme si cela ferait de mal à qui que ce soit.

Le micro tendu vers toi capture chacune des réponses avec la clarté que j'espère suffisante pour pouvoir remixer le fichier audio, supprimer les bruits de la foule, ne mettre l'accent que sur ta voix. Tu nous offres de longues réponses, avec des traits d'humour qui me font sourire, parce qu'ils sont un peu malgré toi, tes bras restant bien droits le long de ton corps pour le moment, pas encore tout à fait détendu, mais bien plus à l'aise quand même que la majorité de ceux qui nous ont adressé des refus - souriants dans le meilleur des cas. Je lève un pouce à tes premières phrases, ta diction s'apaisant, ralentissant, te rendant encore plus compréhensible. Tu termines par une question à ton tour et je ne peux m'empêcher de retenir un éclat de rire qui vient se bercer dans mon micro. "T'as l'air motivé, alors oui, on continue. La prochaine salve va être plus rapide. T'as intérêt à t'accrocher." Derrière moi, Matt tire sur sa cigarette et, emporté par la fougue de nos échanges, rajoute "Ouais mec, c'est un vrai rollercoaster !". Je rigole et je te regarde, baissant la tête, te demandant si tu es prêt. Tu hoches derechef, avec un air peu convaincu mais en même temps tu t'en es très bien sorti jusque là.

Petit raclement de gorge en dehors du micro - il me faut une bouteille d'eau, on s'arrêtera à la prochaine épicerie. "Bien, alors tu nous as dit que tu étais photographe, c'est ça ? Raconte nous ta photo parfaite. Les couleurs, les personnages s'il y en a, l'environnement." Question difficile, mes collègues froncent les sourcils, c'est pas forcément ce qu'ils auraient proposé... Mais chacun son tour. J'adresse un clin d'oeil à Layla, et je reprends. "Imagine qu'on t'offre deux billets pour l'Australie, départ ce soir depuis LAX, tu emmènes qui avec toi ?" Un temps à nouveau, pour te laisser le bénéfice d'une réflexion nécessaire. Et j'enchaîne. "Dans ta valise, tu as le droit à trois objets, pas un de plus, pas un de moins. Et t'inquiètes pas pour les fringues, on compte ni les chemises, ni les shorts, ni les caleçons. Qu'est-ce que tu emmènes avec toi, Jasper ?" Je te tends le micro, signe que c'est à ton tour, cette fois. Au dernier moment, petite feinte, Matt qui éclate de rire, et dernière question. "Et dernière question de cette deuxième manche, avant que tu ne me voles la parole, c'est quoi pour toi l'amour ?" Là, c'est ce qui les fait bégayer, ce qui départage vraiment ceux qui peuvent continuer et ceux qu'on découpera en petit best of au montage. Je te regarde, un sourcil levé, l'air défiant, prêt à écouter chaque réponse... Dans l'ordre, j'espère pour toi.

Le temps semble s'arrêter pendant que nous discutons. Le monde autour de nous devient flou, les bruits s'atténuent et les passants ne sont plus que des ombres informes. Je suis de plus en plus concentré sur le micro et la personne qui le tient, mon corps se détend peu à peu avec les réponses personnelles que j'offre à ces gens que je ne connais pas. C'est étrange à quel point il est facile de parler de choses comme ça lorsqu'on est sous pression. En tout cas, moi j'aime bien cette sensation de stress et de tension qui va avec le jeu qui m'est proposé et donc je me prépare pour la prochaine salve de questions. Mon interlocuteur me fait signe pour avoir mon aval et je répond d'un hochement de tête rapide. J'écoute attentivement les questions qui me sont posées, tentant à la fois de retenir la question et de réfléchir à une réponse, ce qui n'est pas tâche facile, je dois l'avouer. Les questions semblent encore plus précises et personnelles que les dernière. On passe d'informations générales à des détails plus intimes et je commencent à redevenir nerveux, ne sachant trop quoi répondre à aucune des questions. Lorsque la dernière question arrive, je suis bouche bée. C'est quoi cette question? Je reste comme ça un instant mais l'air un peu dédaigneux de l'autre homme me fait reprendre mes esprit et me motive à répondre.

"Alors oui, je suis bien photographe, ravi que tu sois à l'écoute." Je ne peux m'empêcher cette petite remarque face à son air défiant. "Pour ce qui est de ma photo parfaite, je ne pense pas qu'elle existe, je pourrais toujours m'améliorer, trouver de meilleur sujet, une meilleur lumière. Et en plus, ce qsui pourra être ma photo parfaite un jour ne le sera plus le lendemain car la photographie doit vivre avec son temps, elle fige une histoire, un moment, une personne, et ce qui fait sens comme 'parfait' un jour ne le sera peut-être plus dans le futur." Je suis assez fier de ma réponse, surtout que celle-ci est complètement improvisée. Comment veut-il que je décrive ma photo parfaite de toute façon, si je savais à quoi elle ressemble, je l'aurais déjà prise depuis longtemps. Je garde mes pensées pour moi et je passe à la prochaine question. Je ne sais vraiment pas quoi lui répondre. Il y a quelques mois je n'aurais jamais eu de doutes mais maintenant, je ne saurais même pas cité une personne pour cette question. Je choisis donc la route de la facilité et je me lance. "Aucun doute pour moi, si je devais emmener quelqu'un en Australie, ce serait toi bien sûr." Je ponctue ma réponse d'un clin d'oeil plein de malice. J'espère l'avoir un peu désorienter et ne voulant pas lui laisser de répit, j'enchaine sur ma prochaine réponse. "La prochaine question était un peu plus difficile. Mais bon, je pense que je prendrais mon appareil photo bien évidemment, ma liseuse pour passer le temps et comme ça je n'aurais pas à choisir un livre plutôt que les autres. Et pour le dernier ... un paquet de préservatifs. On ne sait jamais ce qui peut se passer alors il vaut mieux être préparé." J'essaye de faire durer ma réponse et de ne pas trop montrer mon stress en ajoutant des pointes d'humour pour tenter de déstabiliser mon interlocuteur autant que je le suis par sa dernière question. Néanmoins, je ne recule jamais devant un défi et je tente de me lancer dans une réponse. "Pour être honnête, je ne suis pas sûr que l'amour existe. On croit connaitre quelqu'un, on croit qu'on sait tout sur cette personne et que rien ne nous séparera, jusqu'à ce que quelque chose finisse par nous séparer et qu'on se rende compte que ce sentiment, que cet amour, n'était qu'une illusion au final et qu'on a plus que les yeux pour pleurer. Et la bouche pour boire se noyer dans l'alcool bien sûr !" J'essaye de finir sur une note humoristique mais je sens quand même mes yeux s'humidifier. On arrive sur des choses très personnelles maintenant et j'ai peur de ce qui pourrait arriver avec la suite de leur jeux. J'hésite à abandonner, à faire demi-tour et à fuir tout simplement mais au final, si je continue à fuir, je ne pourrais jamais avancer, je resterais prisonnier de ce qu'il s'est passé. Alors je reste fort, j'ignore les larmes qui s'accumulaient au bord de mon regard et les douleurs qui déchiraient mon coeur, et je fais face au micro avec un sourire suffisant pour montrer que ça ne m'atteint pas et que je peux continuer le jeu. "Alors, on s'y remet ou est-ce que c'est déjà fini?"

Avec la chaleur qui commence à tomber en même temps que le Soleil dans des abysses lointaines, derrière ces gratte-ciels qui nous font de l'ombre, une légère brise parcoure la foule, fait vibrer les vestes en denim, arrache même quelques frissons aux moins préparés. Le micro tendu, j'ai la main qui tremble à peine plus que lors de la dernière interview improvisée. La faute au froid, ou à la fatigue. On verra bien. Tes yeux s'écarquillent à la dernière question et je ne peux pas réprimer un petit sourire content. Le but entier de ce spectacle c'est de tester un concept. Pourquoi pas de choper quelques numéros ; rien de personnel, évidemment, Lowenan continue d'hanter mes rêves et mes soupirs, mais au moins pour tisser d'autres liens. Peut-être même inviter les plus assidus, les plus marrants, les plus déroutants, le temps d'une émission ou d'un peu plus. Chacun a sa façon de répondre : la majorité préfère raccourcir le temps imposé en donnant des phrases légères, sans sens profond, sans vraiment trop réfléchir. Il y a aussi les rigolos, ceux qui font des drôles de mimiques comme si on avait une caméra avec nous. Et puis les plus sympathiques, ceux qui se lancent dans d'infinies tirades, de quoi bien me faire regretter de ne pas avoir été à la salle de sport pour muscler ce fichu biceps tremblant - Matt s'en sort mieux, mais il a un abonnement depuis des années. Toi, Jasper, tu es un mélange savant des deux dernières catégories. A la fois en train d'essayer de me piquer, ce qui ne manque pas d'amuser mes deux comparses, et en même temps tu nous offres des réponses construites, solides, une matière folle à exploiter. Tu ne le sais pas encore, mais à la fin de l'entrevue j'aurais ton numéro, et tu risques d'avoir un appel ou deux dans les prochaines semaines.

Tu enchaînes donc les réponses avec facilité, et je me retiens d'exploser de rire quelques fois - mon immense sourire me trahit. Low va sans doute un peu grimacer en écoutant cette émission, mais pour l'instant je me contente de rigoler avec toi et le reste de mon équipage. M'emmener en Australie ? Tu es le premier à y avoir pensé. C'est un exploit qui ne se passera pas de compliments. Pas plus que ta promotion de la santé sexuelle. Le livre, c'est la réponse classique, la réponse attendue, certains en profitent pour nous donner leur référence ultime, le bouquin qui couche sur leur table de nuit depuis quinze ans. Mais les préservatifs, tu es le premier à les citer. Ta réponse suivante est un peu plus macabre, mais je reste souriant. Tu as mis la pêche dans les premières minutes, ce ne sont pas vingt secondes qui vont tout tuer. Pourtant, quand tu enchaînes avec une nouvelle pique, je rigole doucement, et, le micro revenant à portée, je ne peux m'empêcher de rebondir. "Et oui, si vous ne l'aviez pas compris, Jasper est un grand romantique. Mais au moins, il vous propose les capotes, c'est un bon point. Hâte d'être en Australie pour voir s'il trouvera l'amour..." Petit clin d'oeil que je t'adresse, alors que les tiens sont embués - réponse trop sentimentale, funèbre, ou bien peut-être juste un coup du froid qui vient bien te fouetter les yeux maintenant que le ciel est pourpre. "Tu as un compte Insta sur lequel on peut te suivre, Jasper ? C'est le moment ou jamais pour faire ta pub." Le micro qui continue ses allers retours, avant de finir contre mon torse. "En tout cas merci beaucoup pour tes réponses, Jasper Thomas Edward Anderson le photographe de 31 ans." Je fais semblant de baisser le regard, comme si c'était terminé, mais au dernier moment, j'attrape un éclat dans tes yeux, et le micro se redresse. "Ah oui, la question finale, j'allais oublier." Layla qui ricane en fond, Matt qui est parti un peu plus loin chercher les derniers rayons de soleil. "La musique de ta vie, tu peux la fredonner pendant une vingtaine de secondes ? Après ça, promis on te laisse tranquille." Cette fois-ci, je n'ai pas la foi de garder le micro en l'air, alors je te le mets directement dans les mains, t'adresse une petite tape sur l'épaule, et te regarde te débrouiller, un peu amusé.