Affaire réglée, c’est Luka qui s’occupe de tout. Au moins je suis sûr de pas offrir une monstruosité à Noa, et c’est quand même un peu plus personnel qu’un bouquet déjà tout fait où toutes les fleurs sont les mêmes. Il aura un truc unique et ça me fait plaisir. Le fleuriste m’indique qu’il en aura environ pour une heure et j’approuve avant de commencer à partir. J’espère pour lui qu’il aura effectivement pas d’appel d’une mariée ou je sais pas quoi, parce que ça doit être carrément flippant. Je fais à peine deux mètres et voilà que je retourne en arrière, prêt à entrer à nouveau dans la boutique. Je lui ai pas demandé s’il voulait une avance pour être sûr de pas bosser pour rien ou quoi, ça serait assez logique. Et puis on n’a pas non plus parlé budget, je voudrais pas qu’il se dise qu’il a une limite financière. Bon, il doit se douter que je suis pas à plaindre, mais peut-être qu’il imagine que je veux pas foutre des mille et des cents dans un bouquet de fleurs. Alors que je viens de refermer la porte derrière moi, j’entends des hurlements qui viennent de l’arrière-boutique. Je pause, me demande si je ferais pas mieux de ressortir ou d’appeler une putain d’ambulance, mais je décide d’avancer vers le comptoir, sourire amusé aux lèvres en comprenant que c’est pas des cris de douleur ou de panique mais de joie. Je sais pas ce qu’il vient de se passer, mais il a l’air plutôt content. Il refait surface quelques minutes plus tard et je penche la tête sur le côté en l’entendant.

« Pourq... Oh. »

J’ai à peine commencé à parler que ça fait tilt dans ma tête. Il est mortifié parce que ce qu’il vient de faire là, c’était par rapport à moi. Je souffle du nez, secoue la tête, ne perds pas mon sourire.

« Ça arrive, tu sais ? Je dois même dire que je suis plutôt content que t’aies évité de faire ça devant moi. Là, j’aurais vraiment flippé. »

S’il avait agi comme ça devant moi tout à l’heure ou la dernière fois, j’aurais clairement fait demi-tour et me serais pas posé plus de questions que ça. Est-ce que ça me fait un peu paniquer là tout de suite ? Ouais. J’ai jamais eu de mal avec les fans un peu trop énergiques, mais j’ai clairement pas l’énergie ou le moral pour ça en ce moment. Pour autant, je suis touché par le fait qu’il ait choisi d’attendre que je sois parti pour avoir ce genre de comportement.

« Je suis juste revenu voir si y’avait besoin d’une avance, ou... Je sais pas ? Et te dire aussi que j’avais pas de limite de budget. Fais-toi plaisir. »

Alors celle-là, par contre, c’est bien la première fois qu’on me la fait. Se planquer derrière son comptoir, sérieux ? Il a quoi, 8 ans et demi ? N’empêche que ça me fait marrer et ça, ça fait du bien. C’est pas souvent en ce moment, et j’ai l’impression que j’ai plus ri depuis que j’ai passé la porte de cette boutique que dans les 4 derniers mois. Sacré exploit de sa part. Je commente pas le côté gênant de la chose, me contente d’une petite grimace accompagnée d’un sourire. C’est vrai que si les rôles avaient été inversés, je serais mort de honte, je pense. Mais je peux pas vraiment lui dire ça, j’aimerais mieux le rassurer que l’enfoncer, le pauvre. Il continue sur un autre sujet et je fronce les sourcils, souffle du nez, vraiment amusé. Il vient vraiment de faire un commentaire sur mes dents là ? Sérieux, je me suis embarqué dans quoi, là ? Je me passe une main dans les cheveux, décide de changer de sujet, ramenant plutôt la discussion sur la raison de ma visite et plus particulièrement la raison de mon retour bien bien plus tôt que prévu. Aucune dépense n’est trop pour Noa, alors autant lui dire qu’il peut faire ce qu’il veut, histoire qu’il se limite pas dans sa créativité. Il me dit qu’il n’a pas besoin d’avance et j’hoche la tête.

« Oh, okay alors. ‘Fin si ça avait pas été moi ça aurait été quelqu’un d’autre, hein. Qui t’aurait sauvé la vie, je veux dire. J’espère que les gens auraient pas été assez cons pour te laisser te noyer. »

Quoique j’en doute un peu, quand je vois certaines foules à nos concerts. Parfois, les gens sont tellement dans leur truc qu’ils captent rien à ce qu’il se passe autour d’eux. C’est à nous, depuis la scène, d’interpeller les gens de la sécurité parfois pour signaler des gens évanouis, parce que le reste du public capte pas. Heureusement, c’est pas le cas le plus fréquent, mais c’est déjà arrivé et ça me fait perdre foi en l’humanité un peu plus à chaque fois. Je finis par réellement partir de la boutique et me dirige vers celle que je connais réellement mieux, pas très loin. J’y venais déjà gamin, je parcourais la moitié de la ville sur ma planche pour venir admirer les trucs que je pouvais pas me payer, taper la discut’ au proprio et repartir avec un bonbon. Y’a qu’ici que j’achète ce dont j’ai besoin pour mes planches, fidélité oblige. Alors à peine la porte passée, c’est une étreinte avec ce même proprio, qui a pas changé depuis des années, mais la boutique a un peu changé. Déjà parce que j'ai pris de la hauteur, les choses ont l’air moins immenses. Et puis y’a des articles qui parlent de nous un peu partout, des albums dédicacés, une photo de nous trois et lui... Un peu comme la maison. Je lui expose mon problème, ressors de là à peine vingt minutes plus tard, tout ce qu’il me faut dans un sac en plastique. Toujours aussi efficace et incroyablement gentil. Il me reste encore pas mal de temps à tuer et... Je me rends compte que j’ai laissé mon café sur le comptoir, pas cool. Le prix d’avoir un cerveau qui sait pas se concentrer. J’avance un peu sans but, regarde les vitrines, décide d’envoyer un message à Elias. Et puis je retourne au café, en commande deux, le mien glacé, noir, le sien un truc qui ressemble plus à une glace qu’à du café. Je sais pas trop pourquoi, il a une tête à aimer le sucre, je pense. Je retourne enfin vers sa boutique, regarde par la vitrine, sourit en voyant qu’il est là, à terminer sa création. Bon au moins, cette fois, je vais pas le surprendre, au moins. J’entre, sourire aux lèvres.

« Re. J’suis un petit peu en avance, désolé. Je t’ai apporté un café pour me faire pardonner. Je savais pas trop si t’aimais ça alors dans le doute j’ai pris un truc bien sucré. »

Me voilà de retour dans la boutique et ce que je vois entre les mains de Luka me plait bien. Y’a pas à dire, il est plus que doué. J’agite son globlet dans ma main en parlant, puis lui tend avant d’hausser légèrement les sourcils en l’entendant. Ok, c’est un peu creepy quand même. Ou alors juste maladroit. Ouais, c’est possible aussi. On réagit tous différemment face aux gens qu’on admire, j’ai toujours été plutôt du genre calme, parce qu’on a connu le succès tôt et que ça se fait pas trop de péter un câble en rencontrant des gens avec qui tu seras peut-être amené à travailler si t’as assez de chance. Alors ouais, ça me repousse un peu son comportement, mais au fond je comprends et je me dis que c’est con de juger, même si c’est juste une demi-seconde. On contrôle parfois pas nos réactions, c’est comme ça. Vu que j’ai rien dit il recommence à parler, me remercie, attrape le café.

« Uh, de rien. »

Pas foutu de répondre autre chose, mon cerveau sait plus trop comment gérer les interactions sociales, je crois. Il rougit et je m’en veux, je déteste l’idée d’être intimidant ou quoi que ce soit, je préfère qu’on me voie comme juste un mec random, mais c’est plus trop possible depuis un long moment. Et puis le sujet dévie, revient sur les fleurs, vachement plus confortable même si j’y connais rien. Il propose un truc qui pourrait être intéressant, mais je ris, complètement gêné, prends une gorgée de café avant de me gratter le crâne d’un doigt.

« Alors, euh... Pourquoi pas. Mais c’est grave une mauvaise idée, en fait. J’préfère qu’il ait un pot uni mais joli plutôt que de lui coller un dessin même pas digne d’un maternelle dessus. Sérieux, je suis une catastrophe avec mes dix doigts s’ils sont pas sur une guitare. »

Ou un piano, un truc dont je peux sortir un son, quoi. Jamais été très doué dans les trucs créatifs qui impliquent pas de musique, on peut pas non plus tout avoir. J’approche un peu, regarder le résultat.

« C’est super beau, bravo. Et merci beaucoup. J’aurais été incapable de faire un truc qui ait le moindre sens, donc franchement j’admire le boulot. »

Beaucoup de sincérité dans mes mots, je suis plus qu’admiratif des gens qui arrivent à faire des trucs. Peu importe le truc, en vrai, je trouve ça juste cool d’avoir du talent, d’être capable de créer un truc. Si on y ajoute la beauté des fleurs, c’est vraiment impressionnant ce que Luka sait faire. Il termine la composition, me la montre, semble tout fier.

« La vache, t’es doué. Eh ben allons-y, vendu ! Je te dois combien ? »

J’suis définitivement pas le pingouin qui glisse le plus loin. Ça aurait été carrément cool de peindre des notes de musique, mais même ça j’pense que j’aurais réussi à le foirer… Ouais, nan, mieux vaut oublier en fait, j’aurais rendu ça moche de toute façon, alors autant que j’y touche pas. C’est beau comme ça, magnifique même, ça a besoin de rien de plus. Je lui souris doucement, vraiment heureux de ce qu’il propose, convaincu par son talent. Et puis il reprend la parole, me donne une idée qui me fait encore plus sourire, j’hoche la tête.

« Ouais, carrément, sans souci. Je suis souvent dans le coin en vrai, je repasserai. »

Déjà prévu de toute façon, parce que l’atmosphère calme de la boutique me plaît beaucoup, mais c’est vrai que c’est plus sympa s’il est là, parce qu’au moins je sais comment lui il réagit quand je passe le pas de la porte. Peut-être qu’il a été un peu flippant tout à l’heure, mais il est au moins sincère et je vois bien tous les efforts qu’il fait pour pas me mettre mal à l’aise. C’est bien plus que beaucoup d’autres fans, beaucoup d’autres gens qui ont juste vu ma tête sur des affiches et me connaissent sans savoir qui je suis. Je demande le prix, parce que je suis là pour ça après tout, et il se met à calculer, me donne le total. J’écoute même pas, carte bancaire déjà dégainée avec mon portefeuille, gros pourboire glissé dans le pot prévu pour. Au moins, si Noa me dit que je dépense trop et me demande combien c’était, je pourrai même pas répondre. Son compliment me fait baisser les yeux, hausser les épaules.

« De la chance je sais pas, j’essaie juste d’être un frère ok. Il mérite largement. »

Il mérite même plus, vachement plus, mais je vais pas me lancer dans des explications au sujet de mon frère à un mec qu’il connaît pas et que je connais à peine. Que je connais même pas, en fait. Je me racle la gorge, passe une main dans mes cheveux.

« Est-ce que c’est ok si je te demande ton numéro ? Juste pour te dire s’il a aimé. ‘Fin j’en doute pas, hein, parce que c’est super beau, mais puisque tu veux un retour, au moins tu l’auras en direct ! »

Il a l’air surpris – je le comprends – mais accepte, et je lui tends mon téléphone déverrouillé, sur la page d’un nouveau contact, pour qu’il entre son numéro. Et puis je le remercie à nouveau, prends le bouquet, et me voilà dehors. Longue inspiration. C’était bizarre, mais c’était agréable. Une vraie interaction, avec quelqu’un d’extérieur à mon cercle. Ça faisait longtemps, et ça fait un bien fou.