Pause clope. Plus que l'air de dehors, c'est la fumée qui pénètre ses poumons qui lui paraît salvateur. Il souffle, ferme les yeux en recrachant ce poison, adossé au mur du restaurant. Il est seul, il profite de l'air frais, de la nuit, des étoiles. Le calme plat, c'est ça dont il a besoin. La solitude, il l'a toujours appréciée. Mais il est vite interrompu par un de ses collègue, un petit nouveau, un peu joueur, un peu dragueur, avec qui il n'a pas parlé de la soirée. Le gamin est sociable, peut être un peu trop. S'approche de Morgan, le sourire aux lèvres, en se posant à ses côtés pour fumer sa cigarette. "Hey Mory. T'as l'air dans le vague, ça va ?" Every relève la tête, arquant un sourcil en sa direction. "Niquel." Un mot. C'est tout ce qu'il aura, du moins c'est tout ce que voudrait lui offrir le cuisinier qui reporte son attention sur son portable. Un texto de sa petite sœur, la plus âgée qui lui assure que tout se passe bien avec les cadettes. Il s'inquiète toujours un peu, bien qu'il ait une entière confiance envers Arianna. Grand frère protecteur sous ses airs de gros ours, Morgan n'aime pas être éloigné trop longtemps de la maison, et laisser ses trois frangines seules à la maison. Soudée, la fratrie n'a pas eu la vie facile. Entre les violences de leur père et l'absence de leur mère, Morgan à dû gérer l'éducation de ses sœurs, et tenter de les protéger de leur paternel. Il se prenait tous les coups, quand ils étaient enfants. Chaque crise d'une des gamines, chaque fois que le patriarche tentait de lever la main sur l'une d'elle, le brun se mettait en travers de son chemin, quitte à prendre deux fois plus en pleine gueule. Il garde encore certaines marques sur le corps, des abus de son père. Jusqu'au jour où c'est parti trop loin. Jusqu'au jour où le père à faillit tuer son fils. Un souvenir encore flou dans l'esprit du garçon qui se souvient seulement de quelques coups, par terre, dans cette cuisine trop froide avant le blackout. Un souvenir bien présent pour Arianna qui n'a pas raté une miette de ce spectacle, et qui peine à s'en remettre, même 10 ans plus tard. Dernière nuit avant que leur mère ne le mette enfin dehors, menaçant d'appeler les flics.

Pendant des années, ça n'a été que la fratrie et leur mère. Leur maman un peu déjantée, un peu paumée. Pas méchante pour un sous, elle n'était simplement jamais là. Même quand elle était là, elle avait l'air ailleurs, maman. Elle ne s'occupait pas d'April - la benjamine - quand elle était bébé. C'est Morgan qui se chargeait de ça, qui se chargeait de tout. Petit dej, couches, amener les filles à l'école, payer les factures. Dès qu'il a pu, il s'est trouvé un petit boulot. D'abord plongeur, le soir après l'école. Il vendait des journaux le week end, rendait service aux voisins pour quelques dollars. Il a fait tout ce qu'il a pu trouver, parce que maman ne faisait plus rien, bloquée dans sa léthargie et perdue dans sa coke. Une chose à laquelle Morgan n'a jamais touché, vacciné de voir l'état de sa mère entre la poudre et l'héroïne. Parfois, elle partait pendant des heures, des jours. Elle est partie une semaine, est revenue avec un nouveau mec. Les disputes étaient fréquentes entre l'aîné et sa génitrice, pendant des années. Jusqu'à ce qu'elle ne parte... Et qu'elle ne revienne plus. Il a essayé de l'appeler, de la retrouver. En vain. Elle n'est jamais revenue, et la question s'est posée; Est-ce qu'il faut appeler la police ?

Le problème éthique et moral s'est posé; S'ils n'appellent pas, peut être qu'ils ne retrouveront jamais leur mère, probablement morte à l'heure qu'il est. S'ils appellent, deux solutions ; Soit elle est vivante, et les services sociaux vont commencer à s'occuper de leur cas familiale, et potentiellement séparer la fratrie. Et ça, ni Arianna - 17 ans - ni Nina - 15 ans - ni April - 10 ans - ne s'en remettront. Soit ils ne la retrouvent pas, aucun service sociaux ne s'occupent d'eux, mais la garde reviendra au parent le plus proche : Leur père. Et ça, c'est Morgan qui ne s'en remettrait pas. Alors il s'est tût. Deux ans qu'il se tait, qu'il ne dit rien de peur de perdre ce qu'il a de plus cher.

"Morgan ?" Il revient sur terre, cligne des yeux comme s'il venait de redescendre. Doucement, il tourne le visage vers le garçon. "C'est pas trop dur d'enchaîner deux tafs ? Moi j'pourrais pas... J'sais pas comment tu fais." Lui non plus, il ne sait pas. La fatigue, il ne la connait plus. Son corps s'est habitué à ce rythme acharné. Cuisinier la semaine, barman le week end. Mory enchaîne et trouverait sans doute un boulot de plus si le temps ne lui manquait pas tant. Parce qu'il faut payer les factures, les courses. Qu'il faut s'occuper des filles, et qu'il faut vivre aussi, plutôt que de survivre. Il se tue à la tâche, ne se plaint jamais. Renfermé dans sa petite bulle, sa vie entière est consacrée à sa famille, plus rien d'autre ne compte depuis qu'il est gosse. Depuis qu'il est en âge de comprendre qu'il ne peut compter sur personne, encore moins sur ses parents. Il se sent abandonné, Mory, seul dans ce petit monde. Noyé dans un verre d'eau. Semble incapable d'éprouver la moindre émotion, si ce n'est l'amour qu'il porte aux gamines. Il est froid avec le reste du monde, s'empêche d'aimer, de peur de se faire abandonner une nouvelle fois. Un nounours caché derrière une carapace.

"Pourquoi tu scrute ton portable comme ça, t'as ta meuf qui t'attends ou quoi ?" Every lève les yeux au ciel avant de répondre sèchement. "Jamais." On ne l'attend pas, le garçon. Ca fait bien longtemps qu'il a fermé son cœur à double tour. Il est humain, le cuisto. Evidemment qu'il est tombé amoureux, qu'il a connu des petites perles dans son adolescence. Mais il souffre plus qu'il n'aime. Parce que cette vie, il ne la souhaite à personne, il ne veut pas que les autres se noient avec lui. Et sa peur constante le suit partout, tout le temps. Il se sabote, pour ne pas avoir le temps de s'attacher, et ne pas souffrir. Parce que la dernière qui ait partagé sa vie, celle qu'il considérait comme une reine, elle est partie, comme les autres. Elle lui a fait mal, plus que quiconque. Elle a laissé un vide dans son cœur, et dans l'appartement. L'amour de sa vie, à ses yeux, et elle n'est plus là. Il ne veut plus vivre ça, le brun. Alors il repousse celles qui attendent de lui plus qu'une simple nuit.

"Oh...Un mec alors ?" C'est dit anodinement, mais le cœur de Mory loupe un battement. Ca pourrait, oui, et le problème est là. Il ne l'assume pas, le garçon. Il n'a jamais assumé cette attirance qu'il avait envers les hommes. Il a toujours voulu se mettre des œillères là dessus, n'en a parlé à personne, si ce n'est le seul et unique homme qui a partagé ses draps. Il fallait qu'il sache, Every, si ce n'était qu'une attirance physique, s'il pouvait se tromper. Une nuit qu'il n'oubliera pas, auprès d'un homme qu'il n'oubliera pas. Et ça le terrifie. Il l'a fuit, aussi vite qu'il a pu. Il ne l'a jamais revu, malgré la connexion évidente entre ces deux là. Il a peur, il a honte de lui même, de ce qu'il ressent, de ce qu'il veut, de ce qu'il aime. Et mis à part lui, personne ne le sait. Il se perd bien trop souvent dans des draps féminins, se persuadant que c'est avec l'une d'elle qu'il devra finir ses jours, si tant est qu'il accepte un jour de donner son cœur à quelqu'un d'autre. "Ta gueule." Seule réponse qu'il donne, presque violemment. Sifflé entre ses lippes, avec sa cigarette.

Le gamin se fige, puis hausse les épaules. "Tes vraiment un ours, putain." Mais il s'en fiche, Morgan. Il se fiche éperdument de ce qu'on peut dire de lui, d'ailleurs. Il est cash, trop brut parfois. Aucun sens du tact, aucun sens du mensonge, même pour faire plaisir, même pour ne pas vexer. Il dit tout ce qu'il pense, mais ce n'est jamais vraiment méchant. Tempéré, calme, il sourit peu en dehors de l'appartement. C'est difficile de croire les filles quand elles disent qu'il les fait rire à longueur de temps. "Ouai. J'sais." Il laisse sa clope glisser sur le sol avant de l'écraser, puis se tourne vers le gamin. "Aller au boulot, fin de la pause la bleusaille." Et sans un regard de plus, il s'engouffre de nouveau dans le restaurant. Toujours à fond, peu importe ce qu'il fait, il détesterait décevoir ses employeurs, ou pire, ses clients.