L'univers avait décidé de me sourire, ces derniers temps. Le retour des temps froids, les chocolats chauds le soir et surtout pas de regard interloqué d'inconnus quand ils me voyaient passer avec mes gants. L'humain était prompt à juger. Je ne pouvais pas vraiment leur en vouloir ; ces tissus sur mes mains, bien que boucliers à mes peurs profondes, étaient pour beaucoup source d'une incompréhension crasse. C'était... surprenant ?
Pas plus, toutefois, que cette lettre que j'avais reçu il y a dix jours. J'avais vraisemblablement gagné à un concours auquel je ne me souvenais pas avoir participé. Une place d'opéra. Le courrier faisait mention d'un deuxième gagnant. Sur le coup, je n'y avais pas pensé. Pour avoir pas mal fréquenté tous ces milieux, je savais que l'opéra était le paradoxe ultime : l'assourdissante scène et le silence lourd du public. Je n'y allais donc pas pour faire la discussion, pas plus d'ailleurs que pour faire des rencontres. Juste dans l'optique de revivre quelques-uns de mes frissons de jeunesse. Et une bonne pièce d'opéra, c'était toujours une belle soirée, pas vrai ?
J'y étais donc arrivée dix minutes en avance, comme à ma coutume, et, tendant le billet à la réceptionniste, j'apprenais que l'inconnu - ou l'inconnue, qui sait !- second vainqueur était déjà là. Et effectivement ; il ne devait sans doute pas y voir clair car il avait inversé mon siège et le sien. Toussotant discrètement pour attirer son attention - la place étant plus belle, hors de question de laisser passer ça ! -, j'obtins finalement un regard surpris. "Bonsoir. Excusez-moi mais... Vous êtes à ma place." C'était plutôt unique comme situation, il fallait le reconnaître. Je penchais la tête en attendant que quelque chose se passe. Un peu gênant, comme moment. "Et félicitations pour votre... victoire ?" Bien joué Isadora. Tu vas récupérer les deux fauteuils à ce rythme.
Ah son père… Il maudirait son père s'il le pouvait. Je vous explique. Le père d'Akito adore le théâtre et l'opéra. Alors quand il a vu un concours pour gagner une place pour l'opéra, il a sauté dessus avec avidité. Se disant qu'il pourrait faire découvrir à son fils sa passion pour cet art. Sauf que Akito subissait les soirées au théâtre depuis bien des années. Ses parents étant médecins, ils avaient suffisamment de ressources pour se rendre au théâtre bien une fois par mois. Il connaissait ça depuis petit mais son père s'en fichait éperdument.
C'est la mort dans l'âme qu'Akito accepta docilement de se rendre à l'opéra le soir de la représentation. Lui qui habituellement faisait tout ce que papa et maman lui disait, là il n'en avait pas envie. Le caractère d'Angel, impétieux, et indressable ressurgissait en lui pour l'influencer. Mais non, il n'allait rien dire, et subir cette douce torture en silence. Arrivé au théâtre, c'est même là qu'il apprit qu'il y avait un autre gagnant au concours. Son père avait oublié de lui dire… Super, il allait être en compagnie de quelqu'un qui aimait sûrement autant l'opéra que son propre père.
S'asseyant à sa place, il attendit le début de la représentation. Il avait décidé de se faire tout petit, et peut-être pourrait-il s'entraîner mentalement à son programme long de patinage ? Ou bien récité de l'apprit par coeur de ses cours de médecine, toujours dans sa tête pour ne pas déranger les gens autour de lui. C'est alors qu'il entendit une voix féminine. Il se tourna pour plonger ses yeux noirs dans ceux de la jeune femme en face de lui. A sa question, il rougit violemment d'un coup. Sa tête ressemblant à une tomate bien mure.
« Oh je… Pardon… Excusez-moi… »
Bredouillant ses excuses, il attrapa son billet pour regarder plus attentivement quelle était sa place. Et en effet, c'était celle juste à côté ! Il s'était totalement trompé !
« Vraiment… Je suis infiniment désolé… Tenez… Prenez place… »
Les yeux bas, il ne voulait plus croiser le regarde de la jeune femme, trop secoué par sa propre maladresse. Il s'assit juste à côté. A sa véritable place.
« Oh… Merci… Vous êtes l'autre gagnante ?… »
Sa phrase était un peu tristoune, étant donné qu'il n'aimait pas trop avoir gagné ce concours… Enfin, c'était son père qui l'avait inscrit…
J'avais toujours eu cette fascination pour le côté gauche. Je le trouvais plus agréable, moins gênant pour regarder la scène, et je trouvais qu'il offrait un point de vue un peu plus unique. Certains diraient que c'était un côté perfectionniste, ou pointilleux, poussé à l'extrême, et que c'était beaucoup d'actions et de bruits pour pas grand-chose. Mais tel que je le voyais, l'opéra était un moment hors-du-temps, et qui devait de fait être observé tel quel. Si la place sur mon billet était une place à gauche, alors cette place me revenait, au moins pour le souvenir que ladite place représenterait dès que je me serais extirpée de ces murs à la décoration fine que j'aimais tant. "Il n'y a pas de mal." M'asseoir, retirer sac et manteau, respirer un grand coup, puisque le spectacle devait débuter dans peu de temps. La petite voix de mon compagnon de soirée me tira de mes pensées et de mon installation. Lui adressant un vague regard -il semblait terriblement mal à l'aise- et un sourire fin, je répondis d'un ton plus assuré. "Oui. J'adore l'opéra, en réalité, donc j'étais super contente en ouvrant la lettre." Haussement d'épaules, pour ponctuer la phrase. "Mais pour être honnête, je ne me souvenais même pas avoir participé à un concours ou quelque chose du genre." Me recoiffant brièvement, les hanches bien vissées dans le creux du siège, pour me sentir à l'aise, contrairement à mon voisin d'un soir. "Vous savez d'où venait la victoire, vous ?" Après tout, il y avait bien encore une vingtaine de minutes avant que tout démarre, alors autant en profiter pour essayer d'apaiser l'autre gagnant, qu'il puisse tirer le meilleur souvenir de cette soirée d'opéra. S'il fallait convertir d'autres âmes à ce plaisir infini, j'étais la personne idéale.
La femme à côté de lui était très belle. Rayonnante même. Elle au moins, devait aimer l'opéra comparait à lui. Ah… Si seulement cette place n'était pas nominative, il l'aurait offerte à quelqu'un. Mais non, il fallait qu'il soit là. Et au vu du respect qu'il avait de l'ordre des choses de part son éducation à la japonaise, il se devait d'être présent ce soir à la représentation. Au moins, un des deux gagnants allaient apprécier cette soirée.
« D'ou venez la victoire ? Non, pas vraiment. C'est mon père qui m'a inscrit au jeu. Sans que je ne le sache. Il me l'a annoncé comme ça, de but en blanc. Comme si ça allait m'enchanter. »
Non, il détestait d'opéra. Il ne supportait pas le genre de chant qui pouvait en découler. Pourtant, il aimait bien le théâtre. Mais l'opéra, c'était tout autre chose, bien différent.
« Au fait, moi c'est Akito. Et vous ? Si ce n'est pas indiscret bien entendu. »
Mon collègue de spectacle avait définitivement l'air très mal à l'aise. Un rapide regard sur sa silhouette, particulièrement sur ses cuisses et sa taille très affinée, me fit pourtant penser qu'il devait exceller dans un domaine mêlant art et sport, un peu comme l'opéra, qui n'était finalement qu'un marathon d'octaves, un dépassement de ses propres capacités vocales ou physiques dont on ressortait rarement en pleine capacité de sa respiration. Je le voyais encore tous les jours lorsque je fumais : l'air n'avait aucune difficulté à envahir mon corps, et il était très compliqué pour moi de prendre de grosses bouffées. Déposant mon manteau sur mes genoux, le serrant contre moi de mes maints gantées, comme un réflexe, j'écoutais le malheureux à côté m'expliquer sa situation. "Votre père a eu raison. Je suis persuadée que vous sortirez d'ici avec des étoiles dans les yeux." Je souriais, les yeux rivés vers la scène et ses grands rideaux. "Parfois il faut prendre un électrochoc pour découvrir de nouvelles choses. Akito... C'est joli. Je m'appelle Isadora." Tout autour, les clameurs continuaient, mais leur volume était différent, plus bas, ce qui laissait à penser que la cantatrice principale, tête d'affiche au buste royal, ne tarderait pas à entrer sur les planches. "Pourquoi vous n'aimez pas l'opéra ?" Tout ça me ramenait à chaque fois à la dernière soirée ici, avec la jeune musicienne... Berlioz, je crois ? Une jolie nuit, un peu hors du temps. J'adorais chaque recoin de cet immense édifice, et rien ne m'apaisait plus que d'être au creux de ses bras de pierre.
Oui, Akito n'était pas du tout à l'aise à l'opéra. Et ça faisait des années que c'était comme ça. Son père avait beau le traîner à des représentations, rien n'y faisait. La, c'était peut-être la goutte d'eau qui ferait déborder le vase. La, il aimerait une chose, une seule. Se retrouver patins aux pieds, sur la glace. C'était le seul endroit capable de l'apaiser, contrairement à la scène d'opéra. Déjà, il entendait l'orchestre faire ses réglages sonores que ça lui donnait mal à la tête.
« Un éléctrochoc ? Je suis d'accord avec vous, mais pas là. Ca fait des années que mon père me traîne à l'opéra et je n'aime toujours pas ça. Je ne serais dire pourquoi je n'aime pas. Pour moi… C'est trop fort, trop vibrant, trop violent en volume pour moi. »
Depuis quelques années Akito se demandait s'il n'était pas hypersensible aux bruits. Mais alors, il tiqua sur le prénom de sa compagne.
« Isadora c'est très beau aussi. C'est de quelle origine ? »
J'entendais parfaitement ce que mon voisin voulait dire. Je n'avais dans tous les cas pas été missionnée par une organisation secrète de l'opéra pour conquérir les coeurs. Je trouvais ça dommage qu'il ne puisse pas apprécier le spectacle de ce soir, surtout qu'il y avait de grands noms dans le programme, presque des légendes dans le doux monde des cantatrices et autres musiciens. Si en plus Akito trouvait cela violent, c'est qu'il allait passer un mauvais moment. "Je comprends. Après tout, si l'opéra plaisait à tout le monde, ce serait salle comble sur salle comble." Je souris. "C'est mieux comme ça, au moins ça laisse des places aux amateurs !" Je ne voulais pas que tu te sentes mal par rapport au fait que tu étais ici et pas un autre ; comprenant le double sens de mes mots, j'enchaînais, pour ne pas te laisser le temps de réfléchir et d'analyser. Vieille technique apprise à l'école de police. "Isadora ? Certains vous diraient italien, d'autres espagnol... Pour être honnête je n'en ai aucune idée. Généralement, on m'appelle Izzy." Ultime pied de nez à des parents que je n'avais pas connu. Au moins, mon nom était une fierté. La première diva entra en scène, portée par ses effusions de voix, et un frisson me fit vibrer le corps entier. La musique s'élevait derrière elle et j'étais comme une gamine, mes mains prêtes à applaudir à n'importe quel moment tant tout cet enchaînement me transportait.
Le spectacle venait de commencer, et déjà Akito grinçait des dents. Trop de violence dans la tonalité de la musique pour lui, c'était sur. Certain même. Il n'allait pas passer un bon moment. Néanmoins, il sourit à Isadora. Sa colocataire de scène était très gentille, il ne voulait pas lui gâcher sa soirée avec sa mauvaise foi.
« Izzy c'est très mignon comme surnom. Moi je n'en ai pas. Mon prénom est japonais. »
Toutefois, voyant que Isadora entrait dans l'opéra qu'elle était en train de regarder et d'écouter, il décida de se mettre en retrait pour la laisser jouir de ce qu'elle semblait adorer. Il se baissa pour ouvrir son sac et prendre ses bouchons d'oreilles histoire d'atténuer les bruits, et peut-être de profiter un peu de cet opéra. Ses lames de patins dépassant de son sac ouvert. Il dit comme dernière phrase à sa compagne de soirée:
« Je pense rester jusqu'à la fin, histoire de faire plaisir à mon père. »
Japonais, alors ? Je te répondrais sans doute que je connais peu la culture du pays de drapeau blanc au point rouge. Et sans doute aussi que je suis peu cultivée en matière de patinage, tes lames s’échappant, en cavale, de ton sac. Tu rêves au fond de toi de les suivre sans doute, de quitter ces lieux, en témoignent la cire que tu mets dans tes oreilles pour atténuer les sons et, de la même, les émotions. Je trouve néanmoins mature de ta part de vouloir rester, du prologue à l’épilogue, pour ton père. Ma mère et ses amies adoraient que je leur conte les légendes d’opéra que j’avais scandé le soir, offrant poumons et cordes vocales à la cause lyrique, ou bien même que je leur rappelle les légendes que j’avais rencontré, au détour d’une voix enflammée, assise dans le creux de mon siège. C’était sa fierté, de les voir toutes illuminées de mes récits antiques.
"La cantatrice s’appelle Ava DiLoggia. C’est une chanteuse italienne. Vous ne me croirez sans doute pas, mais elle a commencé dans le rock… C’était différent. Ça vous plairait, je pense."
Oui, Akito n'avait qu'une envie, c'était de s'enfuir de cette petite loge pour rejoindre la familière patinoire de Santa Monica. Mais par respect pour son père, il allait rester. S'obligeant à porter des boules Quies car le volume sonore était bien trop fort pour lui. Néanmoins, il pouvait entendre ce qu'il y avait autour de lui. Il observa le spectacle devant lui. Spectacle qu'il ne comprenais pas de A à Z. Il ne savait pas de quoi ça parlait, car ça ne changeait pas forcément en Anglais, ou encore il n'arrivais pas à distinguer les phrases. C'était un charabia total pour lui.
« Ah oui ? C'est très intéressant. »
Il avait répondu ça pour être poli, en réalité, tout ça ne l'intéressait pas. Il se sentait surtout très gêné d'être en si bonne compagnie. Compagnie d'Isadora qu'il ne pensait pas mériter puisqu'il n'aimait pas l'opéra. Il tenta de faire un peu la discussion, pour s'occuper l'esprit, tout en regardant la scène.
« Et sinon, vous faites quoi dans la vie ? Vous semblez passionnée, faites vous un travail artistique ? »
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Mar 9 Nov - 23:09