Encore le même cauchemar. Le même réveil en sursaut, la peau moite, les cheveux collés par la sueur. Cette camionnette blanche, qui arrive a toute vitesse, le hurlement d'un compagnon canin, et puis, plus rien. Le vide, le noir total, malgré la violence de ce cauchemar. Elle s'est redressée automatiquement dans le lit, presque assise. La place à côté d'elle est vide, mais sans trop savoir pourquoi, elle tâtonne à la recherche d'un corps qui ne dors pas avec elle. Lui laisser de l'espace, qu'il a dit. Elle l'a accepté sans broncher, après tout, il n'est qu'un inconnu à ses yeux. Même si il lui soutient le contraire, même si elle voit ces photos, ces sourires. Y a rien à faire, tout n'est plus qu'ombre autour d'elle. Lentement, elle s'extirpe du lit, se rendant silencieusement jusqu'à la salle de bain. Une douche bien froide, pour retirer la sueur, pour reprendre ses esprits et se déconnecter de ce rêve affreux qu'elle fait toutes les nuits. Un long soupir s'échappe de sa poitrine, mais il n'enlève pas le poids qu'elle y ressent. Compressée, enfermée, c'est ainsi qu'elle se sent. Prisonnière de son propre cerveau.

La douche lui fait du bien, malgré tout. Elle y est peut-être resté une bonne demie-heure, sous l'eau tiède presque froide. S'enroulant dans une serviette, elle tresse ses longs cheveux blonds, puis se frotte le visage avant de retourner dans la chambre. Elle s'habille rapidement, un pantalon confortable, un débardeur, il n'y a rien de mieux. De toute manière, il n'est pas prévu qu'elle sorte, aujourd'hui. Où irait-elle ? Jetant doucement un regard sur la pièce où elle dort, Ziggy essaie de se concentrer. De sentir quelque chose. Mais rien. Elle ne sent que la froideur, l'austérité de cette pièce. Pas étonnant qu'elle y fasse des cauchemars. Une fois au rez-de-chaussée, elle est surprise par le silence qui y règne. Le canapé n'est même pas défait, il n'y a pas un vêtement au sol. Est-ce Niklas a au moins dormi ici ? Allant se chercher un verre de jus d'orange dans la cuisine, Ziggy remarque une note, sur le frigidaire. " J'ai emmené la petite au travail, à ce soir. Ne sors pas de la maison et appelle Daegan si tu as un soucis. " Charmant. Secouant doucement de la tête, elle froisse le papier dans sa main, avant de se servir son verre de jus d'orange. Les gorgées de jus frais lui font du bien, elle se sent pleinement réveillée. Daegan. Le nom trotte dans sa tête. Elle ne veut pas rester enfermée ici. Surtout que l'enfant n'est pas là.

Remontant les marches rapidement, Ziggy retire ses vêtements cosy, fouillant dans son placard pour finir par en sortir une robe fleurie, plutôt légère. Au vu des températures extérieures, ce sera parfait. Elle détache ses cheveux pour les laisser sécher au grand air, puis enfile une paire de sandales. Fouillant un peu plus dans l'armoire, elle finit par en sortir un sac à main, avec son portefeuille. Un moment, elle reste là, assise sur la moquette de la chambre, à observer sa carte de crédit et la photo du chien dans son portefeuille, à côté de celle de l'enfant. Le chien. Une odeur de poils mouillés, de croquette, lui revient doucement. Fronçant un peu les sourcils, la blonde passe son sac par dessus son épaule, attrape le téléphone que lui laisse Niklas, et y entre rapidement l'adresse de Daegan, trouvée dans le répertoire. C'est parti. Sortant de la maison, la blondinette se dirige à la hâte vers la maison de son beau-frère, à quelques rues d'ici. Elle en a pour une petite demie-heure de marche, et c'est agréable. Et lorsque enfin, elle se trouve devant la maison, Ziggy frappe avec empressement. Reste plus qu'à espérer qu'il soit chez lui.

Une douleur vive. Comme un marteau piqueur armé d'une simple aiguille, tapant et tentant de casser chacune des vertèbres de mon cou. Un bruit, martelant mes tympans - pourtant, j'étais bien sûr de ne plus être un étudiant bourré après une soirée trop arrosée -, la sonnerie d'un téléphone. Un grognement qui passait entre mes lèvres alors que je me défaisais de cette position inconfortable... Il n'était pas si tôt que ça. Pourtant... La fatigue me tombait sur les épaules et je sentais chacun de mes muscles qui râlaient de cet endroit pour dormir : mon bureau. Enfin, ma table à dessin... Ma main massait ma joue où la trace du stylet devait imprégner ma peau. Encore une fois, j'avais travaillé toute la nuit. Les croquis s'étaient suivis : effacé, remanié. Oublié et refait. Gardé de côté pour s'en inspirer lors d'un autre croquis. Une vingtaine d'ébauches étaient là, sous mes yeux. Elles étaient colorisées dans des tons sombres, tantôt noirs, tantôt bordeaux. Puis du bleu nuit. Le personnage avait toujours cette pose, la même, mais sa tenue, sa coiffure... Tout se changeait. Tout, pour que le personnage soit le mieux, pour que le concepteur puisse choisir l'image qui ressemblait le plus à ce héros qu'il souhaitait tant voir à l'affiche de ce jeu. La main massait la mâchoire tandis que j'éteignais enfin cette maudite alarme, que je la faisais taire pour me lever et me diriger vers la cuisine. Ce réveil devait s'assurer que je sois bien debout - malgré une nuit de deux ou trois heures, maximum -, éveillé et frais pour la journée et surtout, disponible au cas où Ziggy avait besoin d'aide. Une moue agacée passa sur mes traits encore fatigués, mon visage carré devant donner une impression de froideur à mon visage. Niklas la laissait encore... Bon, il devait travailler, oui, mais le télétravail, ça existait. L'aider à se souvenir, lui raconter tout... Les souvenirs, les paroles, les rires... Même les pleurs et les disputes. Mais non, j'avais l'impression qu'il abandonnait la fameuse phrase "pour le meilleur et pour le pire" et il me laissait "le pire". Enfin, le pire... Entre gros guillemets. Car ce n'était pas une tâche ingrate ou un poids que d'aider ma belle-soeur à (re) découvrir sa vie. A comprendre qui elle était avant, tout en sachant que je ne retrouverai sûrement plus jamais la Ziggy d'avant cet accident... Un pincement au coeur et je baissais les yeux sur la cafetière que j'avais machinalement mise en route... Oui, Ziggy ne sera jamais plus celle que j'ai connu. Je ne la retrouverais pas. Mais je devais être heureux : au moins, elle était là. Elle était en vie. Elle était parmi nous. Brisée et différente mais elle était là. Et c'était tout ce qui comptait...

Après une bonne heure, j'étais à nouveau le nez dans les dessins. Avachi dans le fauteuil, je dessinais. Je croquais ce qui me passait à l'esprit en me demandant comment la blonde allait. Mon coeur qui se serrait à l'idée de la savoir... Seule... Seule avec ce que je ne pouvais imaginer : un vide. Le vide dans la tête, celui d'une vie oubliée... Jamais je ne pouvais imaginer un tel désarroi... Un tel... Supplice. Ma mâchoire se crispait et je baissais les yeux sur le crayon. Devrais-je y aller ? Dire de ne pas la laisser seule ? Ou devrais-je attendre ? Ne pas être un poids, une ombre derrière elle surveillant chacun de ses faits et gestes ? Je ruminais un moment ces idées, ces questions avant qu'un bruit ne me provienne de la porte. Impossible de me tromper, c'était elle. Rares étaient les personnes qui venaient chez moi à cette heure. A part le facteur mais je ne devais rien recevoir avant trois jours - du matériel pour l'ordinateur -. Le carnet et le crayon abandonnés sur la table, je marchais à grandes foulées vers l'entrée pour l'ouvrir avec un grand sourire - cachant au mieux ce coeur qui ratait un bond en la voyant - : "Zig' ! Vas-y, entre !" Je la laissais passer tout en refermant derrière elle, pour éviter les petits curieux se demandant comment allait l'amnésique du quartier - vive les imbéciles dénués de sens et de respect -. "Comment tu te sens aujourd'hui ?" Ne pas l'inonder de questions. Ne pas être un cocon étouffant pour elle... Pourtant, j'avais tellement envie de pouvoir être un mur entre les doutes, les questions et son esprit...

Cette odeur de poils mouillés lui reste en tête. Les sourcils froncés, elle marche à toute allure jusqu'à la maison de Daegan, ne quittant que très rarement des yeux le GPS de son téléphone qui est en marche. Elle ne veut pas se perdre. Ca ne fait que quelques mois qu'elle est sortie de l'hôpital, mais encore trop peu pour qu'elle ose sortir sans son téléphone. Se perdre serait un réel fardeau. Et on ne peut pas vraiment dire que Niklas l'aide de ce côté là. Elle ne le voit que très rarement, et les seuls sentiments qu'il lui inspirent sont austères, froids. Douloureux. Secouant de la tête pour effacer ce ressentiment à la seule pensée de son mari, Ziggy continue son chemin, jusqu'à ce qu'une odeur de viennoiserie l'interpelle. S'arrêtant brusquement, Ziggy regarde autour d'elle, repérant sans trop de mal la boulangerie à la devanture dorée. Son ventre gargouille, comme une réponse à ce délicieux fumet. Doucement, prudemment, Ziggy traverse la route, puis s'empresse de rentrer dans la boulangerie. Elle fouille dans son porte-monnaie, sortant quelques pièces. Assez pour acheter un sac de croissants et de pains au chocolat. Elle ne préfère pas utiliser sa carte de crédit, persuadée au fond d'elle que Niklas surveille probablement ses comptes. Cet idiot. Les mains chargés, la blonde reprend alors sa route, jusqu'à arriver devant la jolie maison de Daegan Fitzgerald. Son beau-frère, et le seul qui prend soin d'elle.

Sans trop d'hésitation, la blonde frappe à la porte, espérant qu'il soit chez lui. Au pire, elle pourrait toujours l'attendre sur le perron, à manger les viennoiseries qu'elle a dans la main. Ce serait toujours mieux que d'être seule dans une maison qui ne lui inspire rien. Mais la porte s'ouvre, balayant ses pensées moroses. Et le sourire de Daegan, malgré ses yeux cernés, lui remonte aussitôt le moral. « Bonjour Daegan. Merci. » Elle entre doucement alors, essuyant ses sandales sur le tapis avant de se tourner face au brun, ses yeux clairs accrochés au visage du quadragénaire. Un bel homme, on ne peut le nier. « Hm, pas trop mal je dirais. J'ai.. Enfin. J'ai pris des viennoiseries, sur la route, en venant. L'odeur est délicieuse. » Elle lui tend alors le sachet, un léger sourire sur les lèvres, avant de poser son sac à main dans l'entrée et de retirer ses sandales doucement. « J'espère que je ne te dérange pas, je suis désolée de débarquer à l'improviste mais je.. J'avais envie de te voir. » Elle hausse un peu les épaules, puis lui offre un nouveau sourire un peu gêné. Peut-être est-il occupé, ou avec quelqu'un ? C'était sûrement idiot de venir. Elle est idiote, après tout. Il faut l'être, pour oublier trente années d'une vie, non ?

Au moins, cela m'empêchait de remuer dans ma tête. De me demander comment elle allait, si elle allait bien, si je ne devais pas m'y rendre pour être sûr et certain qu'elle aille bien. Je trouvais ça irresponsable, de la part de mon frère, de ne pas prendre plus de congé pour être avec elle, pour lui offrir un soutien dont elle a encore plus besoin en ces temps. Je voulais être toujours disponible pour elle. J'avais rassuré mon frère en lui disant que tout irait bien, que je travaillais à domicile.Cela était moins contraignant qu'à travailler en bureau. Au moins, je pouvais mettre de la musique ou dessiner en regardant une série pour ensuite, me changer les idées dans le jardin ou piocher de nouvelles inspirations en observant l'extérieur : depuis ma fenêtre, dans un parc... Mais, là, le gros avantage du télétravail était d'être présent pour Ziggy. De ne pas la savoir, errant, seule, dans les rues ou dans cette maison qui devait sembler si vide et si inhospitalière. Je n'arrivais pas à imaginer ce qui pouvait traverser son esprit, ce à quoi elle devait penser, dans une maison qu'on lui dit être la sienne mais qu'elle ne reconnaissait pas... Des gens qu'elle aurait connu mais qui ne lui disait rien. Puis mon nez me rappelait à moi : l'odeur des viennoiseries était un subtil rappel que... Je n'avais rien mangé depuis mon "réveil". A part le café et la douche - dire de ne pas sentir le fauve -, je n'avais rien fait depuis que j'étais sorti de la torpeur et que j'avais remis le nez dans le travail. Comme pour lui répondre, lorsqu'elle mentionnait l'odeur qui était exquise, mon estomac grognait, mécontent d'avoir été oublié et de ne pas avoir été nourri. Riant doucement, je me grattais la nuque en attrapant le sac de la main libre : "Mon estomac se faisait entendre de chez toi, c'est ça ? Avoue-le." Avec un sourire en coin, je partais vers la cuisine, la laissant faire comme lorsqu'elle venait.

"Tu ne me déranges pas ! Je me noyais encore dans mon travail." Une sale habitude. Lorsque la passion était ce qui nous faisait gagner de l'argent, il était souvent possible que l'on soit enseveli par le tout, sans nous rendre compte de la charge de travail sur nos épaules. Je retenais un sourire, me mordant les lèvres au j'avais envie de te voir. C'était idiot, certes. Surtout de la part d'un homme de quarante ans. Surtout parce que cela ne devait pas dire ce que je voulais que ça signifie. Mais cela faisait plaisir à entendre. "Et puis, ça me fait plaisir aussi de te voir." que de te savoir seule, avec ce "vide" dans la tête mais ces mots, je les gardais pour moi. "Tu veux quelque chose pour accompagner les viennoiseries ? Café, chocolat, thé... J'ai de tout, normalement." Un rapide coup d'oeil dans le frigidaire : oui, j'avais de tout mais il allait falloir que je me souvienne de racheter des oeufs et des fruits. Moui. Pas vraiment urgent. Je sortais le lait pour mon propre café et je me retenais : j'avais envie de savoir comment ça se passait, comment elle se sentait réellement, si elle avait fait des progrès, si elle retrouvait des marques... Je me retenais au mieux avant de lancer cette simple question, le regard interrogateur : "Du nouveau ?" Je tentais de l'aider au mieux mais, seul, cela semblait être une tâche herculéenne... Que j'acceptais pourtant avec beaucoup de plaisir. Une certaine fierté en découlerait, si elle retrouvait la mémoire grâce à moi... Même si cela signifierait qu'elle retournerait totalement vers Niklas et que je me retrouverais à nouveau seul, n'ayant pas de visite à l'improviste de sa part...

Un doux sourire sur les lèvres, Ziggy ne pouvait s’empêcher de détailler le doux visage de celui qui se trouve être son beau-frère. Ses yeux cernés, son visage fatigué mais souriant, peut-être un peu soucieux. De ses yeux clairs et innocents, elle le dévisage, cherchant à se remémorer le moindre souvenir qui pourrait subsister quelque part dans son cerveau. Sa plaisanterie la fait rire, elle ne peut réprimer un petit gloussement alors qu’elle lui tend le sac de viennoiseries, en profitant pour accrocher son sac à main dans l’entrée et retirer doucement ses sandales. “ Inconsciemment, j’ai dû me douter que tu n’avais pas déjeuner. ” Un sourire en coin au bord des lèvres, Ziggy le suit lentement jusqu’à la cuisine, prenant appui contre le plan de travail sans le quitter des yeux. “ Je suis contente d’être ta bouée de sauvetage alors.. Tu travailles sur quoi, en ce moment ? La même bande dessinée que l'autre fois ? ” Penchant légèrement la tête sur le côté, Ziggy se souvient de la dernière fois qu’ils se sont vu, où il lui a montré ses dessins. Elle se souvient l’avoir trouvé doué. Avoir commencé à lire cette bande dessiné, car étrangement, sa capacité à lire et écrire ne semble pas l’avoir quittée. Pas comme ses souvenirs.

Doucement, Ziggy se permit de s’asseoir sur un des tabourets présents dans la cuisine, attrapant alors un pain au chocolat dans le sac de viennoiseries pour commencer à l'émietter. Elle en déchire un petit morceau entre ses doigts fins, puis l’enfourne doucement dans sa bouche. Ils sont tout aussi délicieux qu’ils sentent bon, en tout cas. “ Je veux bien un thé à la menthe, si tu en as. Sinon, un jus d’orange ça ira très bien. ” Elle se mordille doucement la lèvre inférieure, mangeant tranquillement le délicieux pain au chocolat, avant de pencher la tête en entendant Daegan lui demander si il y a du nouveau. Ziggy prend alors une courte inspiration, baissant un instant les yeux avant de se redresser pour le regarder. “ J’ai encore fais le même cauchemar. Toujours. Et hm.. Tu m’as dis que j’avais un chien, qu’elle n’a pas survécu à l’accident. Ce matin, en cherchant mon portefeuille, j’ai trouvé une photo d’un chien dedans.. Et.. J’ai eu.. Une odeur. J’ai sentis une odeur de poils mouillés, des sensations.. Je ne sais pas, c’était étrange, mais rassurant à la fois. ” Elle hausse un peu les épaules alors, puis inspire. “ Je peux te poser une question, Daegan ? ”

Me sortir du travail, de cette activité chronophage et pourtant, celle qui me permettait de m'épanouir au mieux. J'avais eu tant de mal à changer de vie mais, après avoir tout prévu, avoir pensé à tout, j'avais su... J'avais pu faire ce que je voulais dans la vie, avoir la vie que je voulais et pas une "parfaite" où je m'ennuyais ferme. Comment est-ce que Ziggy ressentait le fait de tout "apprendre" ? De connaître cette vie qui était la sienne ? S'ennuyait-elle dans ces habitudes qui avaient été les siennes, comme moi - sauf que je n'avais pas eu un tel accident - et allait-elle finir par suivre un autre chemin ? Une voie différente ou pas ? "Oui, c'est le même jeu vidéo. J'ai eu quelques idées pour certains des personnages, donc j'ai préféré les croquer avant de les oublier mais... Je me suis emballé et ça a fini par être remanié une bonne dizaine de fois." Un léger rire. Ce n'était pas pour rien que les artbooks avaient tant et tant de croquis pour un seul et même personnage. "Si ça t'intéresse,je te montrerai juste après. Ce n'est pas encore abouti mais voilà ! ça peut toujours être intéressant." Elle s'installait dans la cuisine alors que je préparais nos boissons respectives : un café pour moi et un thé à la menthe pour elle. Je faisais bouillir l'eau et, après avoir retenu au plus longtemps les questions, j'avais fini par lui demander s'il y avait du nouveau. Je l'observais alors qu'elle mangeait, qu'elle grignotait et que j'attendais la réponse à sa question. Le regard qui se baisse puis se dresse à nouveau. Mon coeur qui se serrait alors que je ne pouvais rien faire d'autre pour elle. Pourtant,je voulais en faire tant et tant... Mais ma capacité était si moindre. Je ne pouvais pas faire l'impossible, même si je le souhaitais du plus profond de mon coeur, de mon être... Mon coeur se cambrait de douleur alors que je me détournais, seulement le temps de verser l'eau dans la tasse pour lui tendre ensuite son thé. Rapidement, ma tasse de café la rejoignait sur la table avec le sucre et le lait. Je m'installais sur un tabouret tout en l'écoutant parler de ce cauchemar qui revenait, encore et toujours.

J'attrapais un des pains au chocolat, que je grignotais doucement. J'évitais de le dévorer, mon estomac se rappelant avec force que je l'avais trop longtemps délaissé. "C'est un avancement." Me grattant rapidement le menton, m'amusant à mettre en désordre la barbe de quelques jours que j'avais. "Tu as du te rappeler de ta chienne. Enfin, en partie. L'odeur d'un chien est unique, donc... Mais c'est bien. C'est déjà un plus. Je peux te parler d'autres histoires entre vous deux, vous étiez une sacrée paire !" Un léger sourire, tandis que j'occultais le cauchemar pour parler du positif de cet échange entre elle et moi... Je n'avais pas envie d'imaginer ce que cela devait être de voir et de croiser des gens, des objets connus et pourtant, aux souvenirs verrouillés au plus profond de la psyché. En croquant un bon bout de ma viennoiserie, je me hâtais de l'avaler lorsqu'elle me demandait si elle pouvait me poser une question. Rapidement, je hochais la tête avant d'avaler finalement ce que j'avais en bouche. "Bien sûr. Tu sais que tu peux tout demander." Un sourire, parce que je m'étais promis de l'aider à retrouver ses souvenirs, se souvenir de qui elle était... De lui permettre de trouver un semblant de vie bien moins lourd que ce qu'elle devait vivre au jour le jour.

Les jeux vidéos de Daegan étaient toujours vivifiant pour la demoiselle. Cet univers dont il lui parlait à chaque fois, elle l’appréciait et parvenait à s’en souvenir. Son métier lui semblait fascinant, pour cette demoiselle au cerveau fermé comme une huître. Un sourire attendri sur les lèvres, la blonde hoche vivement de la tête en l’entendant, se mordillant la lèvre inférieure. “ Oui j’en ai très envie. C’est très intéressant comme travail, ce que tu fais. Tu dois t’épanouir tous les jours, j’imagine. ” Elle inspire et prend le temps d’observer la décoration sur les murs, la pièce dans laquelle il se trouve, jusqu’à ce que Daegan lui apporte son thé à la menthe. Le remerciant d’un doux sourire, Ziggy souffle doucement sur la boisson fumante, la gardant entre ses mains sans encore la porter à ses lèvres. Elle préfère attendre que le thé refroidisse, craignant de se brûler. Les personnes capables de boire une boisson chaude sans ciller seront toujours une source de fascination pour la demoiselle aux papilles trop sensibles.

Après lui avoir raconté son cauchemar, et les quelques sensations retrouvées, Ziggy hoche doucement de la tête et sent un sourire sincère, heureux, lui fendre les lèvres. “ Oh j’adorerais oui. C’est vrai ? Elle devait être formidable. J’aurais peut-être retrouvé mes souvenirs plus rapidement si elle avait été encore là. ” Inspirant doucement, la jeune femme sent une pointe de nostalgie lui torde le ventre. Peut-être que la présence d’un animal pourrait l’aider, ou peut-être n’est-elle pas encore prête à s’occuper d’un être vivant. Après tout, elle n’arrive même pas à regarder son propre enfant en face, incapable de reconnaître ce petit bout d’humain comme le sien. L’avait-elle au moins désiré ? Daegan l’autorise finalement à lui poser cette question qui lui brûle les lèvres. Gonflant un instant les joues, Ziggy fixe la tasse de thé fumante entre ses mains, avant de finalement porter son doux regard d’émeraude dans celui du quadragénaire. “ J’étais heureuse, avec ton frère, avant ça ? Dans ma vie d’avant, est-ce que j’étais heureuse ? “ Elle inspire, fronce un peu le nez, puis souffle, comme si elle venait finalement d’expulser quelque chose retenu trop longtemps. “ Je ne me sens pas heureuse la-bas. Je ne me sens pas à ma place. L’ambiance est froide, austère, dérangeante et je.. J’arrive pas à m’empêcher de penser que peut-être.. Peut-être qu’au fond de moi, je sais que la vie que j’avais ne me rendais pas heureuse. ”

Mon travail était, en effet, très épanouissant et tellement à l'inverse de ce que je faisais avant. Il avait été cet échappatoire à la vie monotone et morose que j'avais avant. Je n'étais pas heureux. Je ne regrettais rien mais il était dur de dire que j'avais vécu mes plus belles années dans ce mariage et ce travail qui n'était pas satisfaisant et que je ne voyais que comme un boulet à la cheville. Maintenant, j'avais les horaires que je souhaitais - à peu prés, à la fin d'une deadline, j'avais intérêt à mettre les bouchées double si je ne voulais pas avoir une sanction -. Je passais mes journées à créer et non pas à attendre que les heures passent en observant ma montre toutes les minutes. Il était tellement prenant que je dormais à peine ou que je m'endormais sur la tablette graphique - mon ex-femme aurait hurlé -. "Très. Je t'ai déjà expliqué que je ne travaillais pas dans le graphisme, avant. J'étais malheureux dans ce travail. Toi, dans mes souvenirs, tu as toujours été épanouie dans le tien. Surtout avec ta chienne, je pense que ça jouait beaucoup." Puis le sujet se déviait pour aborder sa santé, sa mémoire... Je n'avais pas envie de l'acculer mais j'avais tant envie d'entendre de bonnes nouvelles, même moindres comme celle-ci. Une sensation. Un souvenir. Ce n'était peut-être rien pour une tierce personne, moi j'appelais ça un grand avancement. La barbe en désordre, je souriais, apaisé en voyant l'expression sincère sur ses lèvres. "Peut-être. Peut-être que la présence d'un chien, n'importe lequel, pourrait t'aider... On pourrait aller au refuge, un jour. Ils ont souvent besoin de bénévoles pour promener les chiens, apporter de la nourriture, des jouets... Nous n'aurions qu'à faire un détour par le magasin pour animaux et aller au refuge ensuite." Les quelques temps après sa sortie de l'hôpital, je m'étais lancé dans une longue recherche pour savoir ce qui pouvait aider, ce qui était mauvais... L'avis général était que cela dépendait de la personne. Mais à force, j'avais bien noté que les animaux avaient toujours un effet bénéfique sur les malades. Alors, pourquoi cela n'en aurait-il pas sur Ziggy ? Le pire qui pouvait arriver, c'était que cela ne fasse rien. Nous n'aurions pas avancé mais nous n'aurions pas reculé non plus.

Puis sa demande. Celle de poser une question et moi qui acquiesçait, qui ne s'attendait pas à cette question... Mince, que répondre ? Que dire ? J'avais toujours cru qu'ils étaient heureux, oui. Longtemps, même. Mais... Croquant dans ma viennoiserie, je gardais une expression neutre en me demandant : qu'est-ce qui serait le mieux à dire ? Mes interrogations, surtout en voyant le comportement de mon petit frère ? De cet idiot de Niklas ? Ou la rassurer ? Mais cela allait-il la rassurer si je disais que ça devait être à cause de son amnésie ? "Tu as toujours donné l'impression que tu l'étais. ça, c'est sûr..." Le regard qui se perdait un instant dans la tasse de café, dans cette profondeur obscure. Je ne pouvais pas ne pas être honnête. ça allait contre mon être, contre ma personnalité... Alors, après une grande inspiration, une inspiration douloureuse presque, je soufflais la suite de ma réponse : "Mais je suis bien placé pour pouvoir te dire que feindre le bonheur est aisé. Je ne saurais pas te dire si ton coeur te dit bien ça ou si c'est à cause de ton absence de souvenir qui joue dans la balance." Encore une fois, je frottais ma barbe, plus dans un geste nerveux que désinvolte. Mes ongles raclaient légèrement la peau atteignable alors que mes pensées se déviaient en plusieurs points, en plusieurs endroits... "Ma question est peut-être idiote et je suis désolé si c'est le cas mais... As-tu pensé à changer la maison ? A bouger les affaires comme cela te plaît, toi ? Cela te permettrait peut-être de t'y sentir chez toi. De t'y sentir mieux." Car la Ziggy d'avant, elle ne reviendra jamais totalement. Elle gardera en tête ces instants, ces semaines, tout ce temps où son cerveau lui avait joué un tour des plus vils : celui d'effacer sa mémoire, ses souvenirs...

L'idée des chiens était acceptée. Ce n'était qu'un petit pas aux yeux de certains mais c'en était un énorme aux miens. Car je voyais en cette opportunité, la chance de pouvoir l'aider un peu plus. Lui rappeler qui elle était, ce qu'elle aimait, ce qu'elle pensait... Les souvenirs fascinent nos êtres, nos caractères. Nos émotions sont vécues plus ou moins intensément selon notre passif. Ce qui caractérisait l'Homme, depuis des siècles, depuis sa création : c'était son histoire. Même dans la création de jeux, ce n'était qu'en apprenant le passé d'un personnage que l'on pouvait en capturer l'essence pour, ensuite, le transmettre dans une apparence, digne de cette personne. Enlever l'histoire, c'était comme revenir au commencement. Remodeler une personne. Sauf que certains profiteraient. J'avais peur que des personnes en profitent pour profiter de Zig', de la "naïveté" que lui procurait cette absence de souvenirs, pour en créer une autre. Une version bien différente de celle connue de tous, pour leur petit plaisir personnel... Sauf que le sujet devenait bien terne. Celui de son potentiel bonheur avec mon frère, Niklas. J'avais été honnête. Peut-être de trop ? Qu'en savais-je ?! Je me retenais de soupirer en l'observant : mais pourquoi avais-je simplement mentionné que cela pouvait être faux ?! Qui étais-je pour m'immiscer ? Certes, c'était la vérité. Elle méritait cette vérité. Surtout après ce qu'elle a vécu mais... Méritait-elle réellement que je remette en question les quelques piliers qui régissaient sa vie, actuellement ? N'était-ce pas destructeur que de raser, d'un revers de la main, les rares certitudes qu'elle pouvait avoir, encore en ce moment ? "Il... Le semblait, oui." Les doigts se déplaçaient et venaient frotter doucement mon front puis pinçaient rapidement l'arête du nez. *Reprends-toi, Dae'.* Un souffle, je reposais les mains sur le meuble face à moi. Cet obstacle entre elle et moi. Une représentation parfaite de la distance entre nous, de mon incapacité à être totalement honnête sans m'en vouloir mais aussi, de ma culpabilité de ne pas être franc avec elle... Mon coeur qui se rompait en la voyant se culpabiliser, se croire coupable... "Tu n'as jamais rien fait de mal. Crois-moi, Ziggy. Je... Suis désolé d'être un peu perdu. Disons que ces derniers temps, beaucoup de choses que je croyais être vraies... Moi-même, je me questionne. Mais jamais... Jamais, - j'appuyais sur le mot, comme s'il pouvait être mieux entendu que lors de sa première énoncée - je n'ai douté de toi." Etait-ce mon coeur qui parlait plutôt que ma raison ? Ou les deux avaient-ils trouvé un terrain d'entente, en ce moment même, pour allier mes sentiments à mon jugement impartial ? Je n'en savais rien...

Je ne voyais que les expressions de la femme face à moi. Ce regard que je discernais perdu vers l'une des fenêtres... Une larme qui coulait et je ne savais plus quoi faire... Que dire ? Elle ne semblait plus là... "Zig' ? Hey, Ziggy, écoute-moi..." La voix qui se retenait de casser, de se briser comme le reste de ce battant douloureux en la voyant dans cet état. Mais rien y faisait. Elle restait immobile. Perdue... Hors d'atteinte. J'allais bouger, la rejoindre quand elle revenait à elle - enfin, je comprenais le sursaut comme un retour bien trop brutal à la réalité -. Prêt à fondre à ses côtés, à contourner ce meuble en quelques secondes pour la rassurer, je ne m'attendais pas à ce qu'elle s'excuse en partant... Mon esprit s'interrogeait sur la marche à suivre, sur ce qui était acceptable ou pas. La laisser tranquille, s'imposer ? Tandis que le mental n'arrivait à se décider, c'était mon corps qui prenait les rênes. Il reprenait cette action de la rejoindre. Je me rapprochais d'elle en la voyant aller vers la salle de bain et mes bras se passaient autour d'elle, soutenaient ses bras et son corps. A son rythme, j'avançais vers cette salle, en étant le soutien que j'espérais toujours être... Sans trop m'imposer... "Tu n'as pas à t'excuser... Pour je ne sais pas quoi ! Et si tu allais vers la salle de bain pour pleurer, pas besoin. Tu peux le faire devant moi car tu en as le droit. Tu as le droit de... Je ne sais pas, d'en avoir marre de tout ça. De nous tous." Un léger rire, pour essayer de détendre cette atmosphère. "Nous ne devons pas être les plus faciles à vivre... A vouloir t'obliger à récupérer tes souvenirs... A te poser des questions. Je pense que fuir en Alaska, serait une solution plus confortable que nous subir tous !" Un autre rire, alors que mes mains pressaient avec tendresse ses bras que je maintenais toujours "Dans tous les cas, fuite en Alaska ou pleurs dans la salle de bain, je suis là. Je te le promets."