Je ne suis pas particulièrement fan des mondanités qu’on nous impose en tant que groupe. Les événements officiels de la maison de disque, les repas qui durent des heures tout ça pour écouter des agents véreux raconter comment ils ont vendus des groupes pour plusieurs milliers de dollars. Je suis quelqu’un qui s’ennui rapidement et ce genre d’obligation m’ennui profondément. Mais je n’ai pas toujours le choix et ce soir, mon manager m’avait obligé à faire une apparition lors d’une soirée organisée par notre studio. Pour ne pas que je puisse me défiler ou prétexter une maladie, mon manager était venu me chercher à la sortie de notre répétition pour m’escorter directement à la soirée. Pour éviter ce calvaire aux autres membres du groupe, j’avais accepté de représenter les Nerd Flip ce soir.

On m’avait même obligé à porter des fringues plus convenable que mon éternel look d’ado. Bon, j’avais quand même conservé mon slim noir et mes vans mais j’avais accepté de porter une chemise et une veste de costard. Le contraste entre mes nombreux tatouages et ma veste habillée me plaisait plutôt bien finallement. Et la soirée n’avait été aussi terrible que prévu. J’avais retrouvé pas mal de membres de groupes que je connaissais bien et discuté avec des musiciens talentueux tout en esquivant les vauteurs qui rodent toujours autours des groupes à succès. Mon manager ne pourrait rien me reprocher, j’avais été exemplaire. J’avais serré des mains avec le sourire, adresser des mots sympathiques à tout ceux qui m’avait approché et refusé aucune photo.

Quand je regarde ma montre, je me rend compte que minuit est passé depuis une bonne demi-heure. Je suis donc officiellement autorisé à rentrer chez moi. Je relève la tête et suis surpris de constater que le sol vascille légèrement sous mes pieds. J’ai enchaîné les verres de champagne ce soir et sans m’en rendre compte, il se pourrait que j’ai légèrement trop bu. Pas au point d’être malade mais j’aurais surement un bon mal de tête demain matin. Je cherche mon téléphone dans mes poches et ouvre notre conversation. Ma dernière demande apparaît à l’écran avec tes messages vocaux. J’écris un nouveau message.

Will Fincher a écrit:

Heyy,,, Tupe ux venr me chhhecher ?

Will vous envoie sa localisation. Pour la consulter, cliquez ici.

Je relis mon message en souriant. J’ai appuyé sur envoyer sans prendre le temps de corriger. Bon, tu devrais comprendre. Si je n’ai pas de réponse d’ici 10 minutes, je te ferais un vocal. Je termine rapidement ma coupe avant de la déposer sur une table. Ce sera la dernière pour ce soir. Je ne suis pas sûr que tu apprécis que je vomisse sur ta banquette arrière. De l’air frais me fera du bien. J’adresse des signes rapide à mes potes avant de m’éclipser de la soirée. Je passe par le vestiaire récupérer ma veste puis va m’installer sur un banc non loin de la maison où était organisée la soirée. Je ferme les yeux juste un instant, appréciant l’air frais sur mon visage.


@Navy St-Louis

Ma berline roule depuis l’heure du goûter. Douze courses avant ton message. Douze trajectoires radicalement différentes, qui m’ont fait une fois de plus traversé la ville toute entière. Douze personnages qui ne se connaissent pas, et pourtant la majorité d’entre eux se ressemble. Les mots et les phrases changent, les regards dans le rétroviseur aussi, mais le résultat est le même : des personnes qui ne se soucient que d’elles-mêmes, de leurs petits tracas et de leurs grandes fortunes. Pas un client régulier, et pas un seul qui ne reviendra d’ailleurs, car je ne suis qu’un mouchoir qu’ils prennent, utilisent et jettent sans la moindre considération. Comme il est ironique de savoir que j’ai fait partie de ce monde-là, un jour.

Cela fait déjà de belles heures que la nuit a relâché sa cavalerie sombre sur mon pare-brise et l’habitacle de la voiture. Je viens de déposer la dernière, une héritière russe, sans doute la plus charmante convive que j’ai croisée ce soir. En faire la dernière également me plaît bien. Je m’apprête à rentrer quand je reçois ton message. Dilemme vénéneux. Mes draps ou toi ? Je réfléchis quelques instants. Les phares de la voiture s’éteignent.

Citation :

Bonjour. J’arrive dans dix minutes.

Va savoir ce qui a joué en ta faveur. La distance faible ? L’envie de parler, qui m’est si rare? L’envie d’en savoir un peu plus sur le guitariste de l’un de mes groupes préférés ? Non, sans doute rien de tout ça. J’ai déjà refusé de transporter Madonna, après tout. Sans doute est-ce autre chose. Je hausse les épaules dans le vide et je redémarre. La route est courte pour te récupérer, et j’écoute votre dernière sortie en date. Comme pour m’imprégner. Mes phares dessinent leur lueur jusqu’à un banc. Belle maison. Tu es là, statue de sel figée sur le bois, et je retiens un rire. Alors le ton du message ne mentait pas, tu es complètement bourré. Tu as les yeux fermés et pourtant la lumière doit t’éblouir.

Exceptionnellement, je coupe le moteur et j’ouvre ma portière. "Bonsoir. Tu m’attends depuis combien d’heures ? Allez, on y va." D’ordinaire je fuis le contact physique pour éviter tout scandale, mais je ne te sens pas trop étanche. Déformation professionnelle d’autrefois, la solidarité avec les coéquipiers. Je passe un bras derrière ton dos, avec une distance pour ne pas que nos peaux se touchent et pour rester professionnel. Je t’ouvre la portière. "Alors, on va où ce soir ?" J’enfile mes lunettes de soleil. J’espère que tu n’as pas cramé qui j’étais avant, et en même temps je me dis que tu ne m’aurais pas appelé si c’était le cas. Une brève recherche Google ne m’en disait pas beaucoup sur tes penchants, mais rares étaient les célébrités qui osaient se dévoiler.

@Will Fincher

Le vent souffle sur mon visage et mon esprit divague sans vraiment se poser sur une image. Les mains enfoncées dans mes poches, les yeux clos je me laisse bercer dans la nuit paisible. Mon appartement se situe en plein Central et le bruit de la circulation rythme mes jours et mes nuits. Je n’ai pas l’habitude de ce silence qui règne dans les quartiers huppés de L.A. Parfois, un éclat de rire provenant de la soirée arrive jusqu’à moi et me décroche un sourire fatigué. Je ne sais pas bien depuis combien de temps je suis là. J’ai l’impression de m’être assis sur ce banc il y a seulement une minute mais peut-être que je suis depuis bien plus longtemps. Une nouvelle fois, je perds le fil de mes pensées quand de la lumière transperce soudainement la peau fine de mes paupières.

J’ouvre les yeux et suis éblouis par un éclat de lumière bien trop intense pour mon état. Je mets quelques secondes avant de me rendre compte qu’une voiture vient de s’arrêter face à moi. Une voix grave raisonne et mon visage se tourne enfin vers toi.

Hey, Navy ! Qu’est ce que tu fais là ?

Mon cerveau patauge dans la semoule et il me faut un moment pour me rappeler que c’est moi qui t’ai appelé pour venir me chercher. Je ris de ma propre bêtise avant de tenter de me lever. Le sol n’est pas très stable par ici. Au moins que ce soit moi qui ne soit plus capable de marcher droit. Non ça doit être le sol, je suis tout à fait en état de marcher. Mais tu sembles avoir un autre avis sur la question puisque ton bras passe dans mon dos pour me guider jusqu’à la voiture. Je suis tenté de me laisser retomber contre toi mais un sursaut de dignité me fait réaliser qu’il s’agit d’une très mauvaise idée.

Merci d’être venu me chercher aussi vite. Une fois encore.

Ma bouche est pâteuse et je n’ose pas regarder dans ta direction. Te dire de venir me chercher dans cet état n’était peut-être pas une bonne idée. En même temps, je ne voyais d’autre manière de fuir cette soirée. J’aurais pu demander à quelqu’un de me ramener mais je n’étais pas sûr qu’on me ramène dans mon appartement. Bien que nous n’ayons partagé qu’un trajet en voiture pour le moment, j’avais confiance en toi pour me mettre en sécurité. Je m’engouffre dans la berline et me laisse retomber sur la banquette arrière. Je pousse un soupir de soulagement.

On va chez moi.

Je sors mon téléphone de ma poche et t’envoi l’adresse par SMS. Vu mon élocution, je ne vais pas tenter le diable en me lançant dans une tâche aussi périlleuse que de dicter l’adresse de mon appartement. Je te regarde prendre place derrière le volant et constate que tu portes à nouveau tes lunettes de soleil. J’ai fais des recherches sur toi et je connais ton histoire maintenant. Enfin, ce que la presse a dit de ton histoire. Peut-être qu’un jour j’oserai te demander ta version mais ce n’est pas le moment de le faire. Je suis un inconnu pour toi et je sais que c’est un sujet sensible. Est-ce pour éviter qu’on te reconnaisse que tu persistes à porter tes lunettes même durant la nuit ?

Comment se passe ta soirée ? Des clients intéressants ?

Je m’installe plus confortablement sur la banquette arrière, le regard braqué sur le rétroviseur pour essayer de capter ton regard. Mais tu as de nouveau mis une barrière entre nous, l’opacité de tes verres m’empêche de savoir où se braque tes iris. Mais de me retrouver là, encore une fois, à discuter avec toi me provoque un sourire euphorique, surement dû à la grande quantité de champagne que j’ai absorbé ce soir.


@Navy St-Louis

L’être humain et son goût pour l’alcool, voilà qui ferait un bel étalage de nos failles. Je te vois divaguer dans tes mots, parvenant à peine à déchiffrer ce que tu me dis –si tu pouvais parler plus fort ce serait super. Et pourtant, cette vision ne me fait pas pitié. Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Est-ce que quelque chose s’est passée récemment ? Est-ce que te le demander serait outrepasser ma fonction de chauffeur ? Sans doute. Pour le moment, je préfère me taire et te guider jusqu’à la berline, en parfait employé. Je te vois te jeter à corps perdu sur les sièges à l’arrière, et t’entends chercher comment t’attacher. Au bout d’un moment, le bruit s’arrête –tu as abandonné ? Mais ça reprend aussitôt, jusqu’au clac magique et si caractéristique.

Je branche mon téléphone et le met à l’avant, le reflet dans mes verres opaques me gênant, je diminue la luminosité. "Qu'est-ce qu'on fêtait ce soir ? Si c’est un nouvel album, ne me dis rien." Un peu par curiosité mais aussi pour te faire parler, évacuer maux et mots. Il est rare que je sois l’initiateur de ce genre de discussion –ce que les autres font ne m’intéresse pas réellement en général. Pourtant, j’espère que tu vas me raconter une anecdote marrante sur la haute société, et de préférence sans gerber sur le cuir. A ton tour, tu me questionnes, bon flic. Je te réponds sincèrement et crûment, mauvais flic. "Non. Tous plus centrés sur leur téléphone les uns que les autres." Je te regarde discrètement et je te vois sur ton portable aussi. Je me racle la gorge et souris. Belle ironie. "Pour être honnête, j'allais rentrer me coucher. Ou me balader. Puis tu m'as envoyé ton appel à l'aide. " Et j’avais accouru. Pour l’argent ? Pour la fidélité ? La question restait en suspens. Je te regarde à nouveau brièvement, sourire aux anges comme un benêt enivré, et ça m’arrache aussi un sourire. "En route alors. Pressé de rentrer ou est-ce que tu préfères que j'aille doucement ?" Sans même me rendre compte du double sens, très fin, très ciselé. Je souris à nouveau et démarre.

@Will Fincher

Je sais que je vais regretter cet excès demain matin mais pour le moment, je suis beaucoup trop bien pour penser au mal de crane qui va vriller mon cerveau dès que le soleil sera levé. Cet euphorie, même artificiel me permet de me détendre et de penser à autre chose qu’à mon quotidien. L’alcool n’est pas une solution mais de temps en temps, j’ai besoin de relâcher la pression et d’être juste… Moi. Je sais que je dois renvoyer l’image pathétique du musicien de trente ans qui a besoin d’alcool pour fuir ses responsabilités mais je m’en fout. Au final, c’est peut-être ce que je suis. Ou pas. Je ne suis pas en état d’être philosophique.

Tu engages la conversation et me tire de ces pensées qui menaçait de m’emporter sur un terrain glissant. Je referme les yeux quelques secondes avant de te répondre.

Hum non, le nouvel album n’est pas encore enregistré. On commence seulement à bosser sur des morceaux alors il va falloir encore attendre un petit peu.

Je me redresse sur le siège comme pour pouvoir te confier un secret. Sauf que ma soirée n’avait rien de bien palpitante, tu risques d’être déçu.

Ce soir c’était juste une soirée organisée par le studio. Officiellement, c’est pour que les groupes qui enregistrent en ce moment se rencontrent. Officieusement, c’est pour que les vautours de la musique viennent te proposer tout un tas de services hors de prix pour te rendre célèbre, riche et talentueux.

Mon sourire se fane légèrement quand je reprend ma position initiale sur la banquette.

C’est bien que le groupe soit présent dans ce genre d’évènement juste pour qu’on sache qu’on existe encore et avoir quelques contacts mais ce n’est pas vraiment une partie de plaisir.

Je ne veux pas avoir l’air ingrat. Je mène la vie dont j’ai toujours rêvé, à quelques détails prêt alors je ne suis pas en droit de me plaindre. Et puis, ce n’est qu’une soirée. Quelques heures à sourire et à avoir l’air sympa avec les bonnes personnes pour pouvoir continuer à vivre de la musique. Un faible sacrifice pour pouvoir monter sur scène devant des milliers de personnes qui connaissent vos chansons par cœur.

A ton tour de me raconter ta soirée. J’en profite pour regarder mes messages tout en t’écoutant. Je n’ai répondu à personne depuis que je suis arrivé, bien trop pris par le champagne. Je réponds à quelques personnes pour donner signe de vie mais j’entends très bien ta remarque. Je laisse échapper un rire et lève les mains devant moi en signe de rédemption. Je range mon téléphone dans la poche de ma veste. Ma conversation avec toi est plus intéressante que les messages que j’ai pu recevoir ce soir.

Hum, tu as le droit de refuser mes appels, tu sais ? Je ne veux pas que tu sacrifie ta vie privée pour moi.

Mon sourire toujours aux lèvres, je ne peux pas empêcher mes idées de dériver cette fois. Rentrer te coucher t’implique toi, plus très habillé, dans ton lit. Je passe ma main sur mon visage pour me calmer. L’abus d’alcool a toujours cet effet sur moi. Et le fait que je me sente seul ces derniers temps n’arrange pas mon cas. Mais ta phrase suivante a pour effet de relancer mon cerveau pour un tour de grand huit émotionnel. Est-ce que je me fait des idées ou est-ce que tu as volontairement posé une question à double sens ?

Tu peux y aller doucement s’il te plaît.

Je t’adresse un sourire un brin provocateur dans le rétroviseur. Je n’avais pas particulièrement envie de rentrer chez moi. Retrouver ce grand espace silencieux me filait des angoisses. La solitude ne me faisait pas particulièrement peur en temps normal mais j’étais particulièrement angoissé ces derniers temps et avoir de la compagnie était agréable. Le moteur démarre et nous quittons ce quartier alors qu’à quelques maisons de là, la fête continue de battre son plein. Je penche légèrement la tête sur le côté.

Est-ce que tu vois quelque chose avec tes lunettes de soleil ? Mon rire retentit dans l’habitacle de la voiture. Je te fais confiance hein mais c’est étrange ces lunettes la nuit.

Il faut croire que le champagne a le pouvoir de faire disparaître les filtres. Enfin, le mien tout du moins. Il va falloir que je sois vigilent avant de lâcher n’importe quoi. C’est quoi le dicton déjà ? Tourner sa langue dans la bouche avant de parler ? Ouai, c’est ça que je devrais faire avant de me ridiculiser lamentablement devant toi.

Tu voulais aller te balader où ?

Je change de sujet au grès de mes divagations. Mais je viens juste de me souvenir que tu voulais aller te coucher ou te balader. Prendre l’air me ferait du bien. Enfin si tu veux bien de moi pour cette balade. Je ne suis pas sûr que de trimballer un client saoul et pot de colle soit vraiment ce que tu attendais de cette nuit.

@Navy St-Louis

Je t'accorde un faible rictus, le visage illuminé par les phares d'un des carrosses de l'autre voie. Dommage pour l'album. J'aurais essayé. "J'ai hâte d'entendre ça." Je ne sais même pas quel rôle tu as dans tout ça. Est-ce que tu composes ? Est-ce que tu rédiges ? Je ne m'y connais pas vraiment concernant le fonctionnement des groupes de musique. Par peur d'être trop indiscret, et aussi par égo, je ne veux pas dire de conneries et que tu puisses me juger, j'adopte un silence neutre, j'écoute les roues défiler sur le bitume et les sonorités électroniques de tes doigts sur le clavier de ton téléphone. Ta soirée a l'air de t'avoir déçu. Je ne veux pas psychanalyser, me lancer dans de grandes tirades, donc j'hoche la tête. "Tout ce qui compte c'est que le champagne avait l'air bon." Faible sourire dans le noir. Là-dessus nous sommes sur la même longueur d'onde. Les mondanités ne sont pas intéressantes, seules les bulles alcoolisées les rendent supportables.

Je te vois ranger ton téléphone, et je me demande si tu as mal pris ce que je t'ai dit. Je ne pense pas : tu as l'air un peu trop défait pour t'en soucier et tu n'es pas de ceux qui se vexent à la moindre petite vanne. Je te vois sourire, goguenard et allumé, et me signifier que j'ai le droit de refuser tes demandes. "Okay. Cool." Je freine et me gare sur le bas-côté. "Tu peux descendre alors ? Je suis fatigué." Je fixe mon regard sur le trottoir, mutique. Une longue minute s'écoule. Je redémarre. "Je déconne." Et de contenir un nouveau sourire quand tu me réponds. Bien. Je préfère aussi y aller doucement. On ne sait jamais ce qui nous attend dans la nuit. Et puis tu me poses la question. Celle qui forge mon personnage, celle qui intrigue toujours. Sans te répondre dans un premier temps, je conduis de la main gauche et retire mes lunettes de la main droite. Je fixe mon regard dans le tien par le miroir du rétro. "Je vois très bien. Déformation professionnelle. Dans tous les cas, tu as déjà vu mon visage." Tu l'as même détaillé, lors de notre dernière et première rencontre. Un kilomètre passe sans que je ne parle. Je n'aime pas être à découvert. Mais d'un autre côté, je te fais confiance. Tu n'as pas l'air d'un nuisible. Et si c'était le cas, rien ne m'empêche de freiner à nouveau et de t'abandonner, pour de vrai cette fois. Les contrats ne manquent pas. Ton énième question me fait ricaner, doucement. "Tu as l'air bien curieux ce soir. C'est l'alcool ?" Pas que ça me dérange, en soi. Juste l'envie de te piquer un peu. "Je voulais aller vers l'observatoire. C'est calme la nuit. Et le panorama est sympa." Pourquoi cette demande d'ailleurs ? Je sens que tu as envie d'ajouter quelque chose, de m'accompagner même. Je ne partage jamais ces moments de solitude. Mais en même temps, tu es de bonne compagnie. "On pourra y aller ensemble un de ces quatre, si tu veux." Tu ne t'en rends sans doute pas compte, mais j'ai franchi une sacrée barrière mentale pour te dire ça. Du coin de l'oeil, je sonde ta réaction, un peu anxieux de ta réponse.

@Will Fincher

Je ne peux retenir un rire. Le champagne fait supporter pas mal de chose s’est vrai. Il aide à se construire une parfaite petite bulle d’illusions. Tout le monde est plus gentil, plus drôle, plus attirant. Parfait pour survivre le temps de ce genre de soirée où les illusions sont primordiales. Tout le monde se fout de savoir qui est Will. Ils veulent seulement voir Oly, le guitariste des Nerd Flip. Mon alter ego extraverti plein d’assurance. Tu as l’air aussi expert que moi pour jouer un double rôle. Mais c’est encore un sujet sensible alors je préfère t’adresser un sourire amusé plutôt que de te mettre dans l’embarras avec une réflexion sorti bien trop vite de ma bouche. Je me frotte les yeux à mon tour pour tenter de retrouver une vision nette. Mais combien de verres de champagne est-ce que j’ai avalé ce soir ?

Pendant un instant, je pense vraiment que tu vas m’abandonner sur le trottoir. Mon regard passe de la rue à toi. Je veux croire que tu plaisantes mais tu semble vraiment attendre que je bouge mes fesses de ta banquette arrière. Au moment où ma main atteint la ceinture de sécurité, tu redémarres finalement la voiture. Je ne peux retenir un soupire de soulagement. Je me voyais déjà abandonné comme un chaton apeuré sur le trottoir au milieu de Los Angeles à une heure du matin. Bien sûr, j’aurais pu commander un Uber pour me ramener chez moi mais on ne sait jamais sur qui on peut tomber. Surtout quand le visage d’Oly s’affiche régulièrement dans la presse. Certaines personnes ne font pas la différence entre Oly et Will. Ils ne comprennent pas que j’ai aussi besoin d’être moi et de ne pas jouer un rôle pendant quelques heures.

Pas cool, mec. Je me voyais déjà me faire kidnapper par des fans en furie qui aurait profité de mon ébriété. Si je disparais, il n’y aura pas de nouvel album et ce sera entièrement ta faute !

Je pointe un doigt vers toi en souriant. J’ai l’impression d’avoir dessoulé en quelques secondes. Je passe une main dans mes cheveux comme pour effacer la nervosité qui s’était emparé de mon corps. Il faut que j’arrête d’être parano mais l’émeute dans le café m’a laissé un goût amer. Je n’ose plus aller dans des endroits publics et je regarde toutes les trois secondes derrière moi quand je marche dans la rue. Je ne peux pas continuer comme ça. Il faut que je me force à reprendre une vie normale où je vais finir par péter un cable.

Mon regard trouve le tien dans le rétroviseur. Un frisson me remonte le long de la colonne vertébral sans que j’arrive à en identifier l’origine. Sans tes lunettes, j’ai l’impression que tu peux lire en moi sans aucune difficulté. Peut-être que tes verres fumés te protège autant toi que moi finalement. Toutefois, je ne quitte pas ton regard et prend comme une marque de confiance le fait que tu t’affiches devant moi sans tes lunettes.

Je connais ton visage, tu connais le mien. Notre pacte est scellé.

Mon sourire s’élargie et je réalise que je suis encore bien trop sous l’emprise du champagne. J’ai l’impression que mon cerveau flotte dans une mer de champagne. J’oscille entre euphorie et angoisse. Un rien peut me faire basculer d’un côté ou de l’autre. Alors je prends ta proposition comme une bouée de sauvetage et mon taux d’alcoolémie me pousse à être plus audacieux que d’habitude.

On y va ce soir ?

Je reprend plus bas, comme si j’avais honte de la confidence que je m’apprête à te faire.

Je n’ai pas vraiment envie de me retrouver seul chez moi.

Je cherche de nouveau ton regard dans le rétroviseur. Te traîner un client éméché pendant un moment plus long qu’une course ne semble pas te rebuter. Mais peut-être que la fatigue va te pousser à refuser ma proposition. J’attends ta réponse, impatient de savoir à quoi va ressembler la fin de ma nuit.

@Navy St-Louis

Moteur et éclats de rire forment le panorama de notre deuxième course. Pourtant je n’étais pas de si bonne humeur lorsque je t’ai récupéré sur ton banc. Un nouveau bâillement me rappelle que la fatigue est bien là. Je me frotte les yeux et te dérobe du regard un nouveau sourire. "Si c'est pour l'album, j'ai bien fait de me raisonner." Je te trouve plus animé, moins inhibé qu’il y a quelques minutes encore. Je t’ai peut-être fait un peu plus peur que prévu avec ma blague. La célébrité te fragilise sans doute. Je suis passé par là moi aussi. Et pourtant, mes barrières restent dressées et m’empêchent de me confier. Un jour peut-être. Je continue de dépasser les lampadaires à faible allure.

Je ris à ta remarque sur notre pacte. Nos pupilles sont accrochées quelques instants qui me paraissent bien longs. "Deux contrats en deux courses. Va savoir lequel me donne le plus de ressources." Le visage ciselé par un nouveau sourire ironique. Nous ne sommes pas amis, je ne veux pas te détromper là-dessus. Pas vraiment inconnus malgré tout, je t’en ai dit bien plus qu’à des clients fidèles. Mais je retrouve un peu de moi en toi et ça me donne une confiance nouvelle. Et au fond, quand tu me proposes de venir, je n’hésite que très peu de temps. J’ai été seul si longtemps et tu es quelqu’un d’intéressant. Nous aurons au moins de quoi discuter. Et je t’arracherais même un peu d’a capella si je me montre persuasif. Et tu enchaînes avec la révélation d’un sentiment qui m’interloque. Tu ne t’en rends sans doute pas compte mais ta remarque est forte. Tu te dévoiles. C’est à la fois plaisant et très effrayant. Je ne veux pas te laisser croire qu’on forgera un lien profond. Je ne veux pas être de mauvaise foi ou gâcher ton sourire et ta joie. Malgré tout, j’ai du mal avec la façon dont tu apprends à me connaître. C’est trop rapide. Je ne suis pas prêt. Mon cœur accélère un peu, et la berline suit également. Tu es confiant et pourtant enivré. Je suis sobre et mal à l’aise. Deux opposés. Et pourtant… "Je mets le cap sur l'observatoire alors." Je me racle la gorge. Les mots sont sortis difficilement. Je regrette presque ma décision. Mais d’un autre côté, je demeure le chauffeur, toi le client, et une distance restera tant qu’aucun ne la franchira. Et je ne serais pas celui-là. "Tu es de quel signe astrologique ?" Un peu pour meubler la discussion. Parler constellations est toujours une bonne idée, c’est un sujet neutre. Et parler fera disparaître mon malaise. Je ne veux pas que tu le sentes. Malgré ça, je ne parviens pas à contenir le stress qui grimpe et qui grimpe et agite mon genou droit. Mes doigts jouent une composition muette sur le volant. Je vais avoir besoin de sortir marcher, quand on sera arrivés.

@Will Fincher

L’ambiance dans la voiture est étrange et je n’arrive pas à savoir si je me fais des idées ou si tu m’envoie réellement des signaux contradictoires. A un moment, j’ai l’impression qu’on se marre bien ensemble et qu’on pourrait presque être pote. Et à l’instant d’après, j’ai l’impression de me heurter à un mur. Peut-être que c’est moi qui me fait des films. Mais tu évoques des contrats entre nous, doux euphémisme pour me rappeler que je suis un client. Message reçu. Pourtant tu acceptes de m’accompagner à l’observatoire pour prendre l’air. Je baisse le regards, trouvant soudainement mes Vans passionnantes. Je dois te faire pitié, pauvre petit guitariste qui se sent un peu trop seul en ce moment. Je me racle la gorge à mon tour quand la voiture change de direction.

Si tu es fatigué, ne te force pas pour moi. Laisse moi dans le Centre et je terminerais la route à pied. Je crois que j’ai juste besoin de prendre un peu l’air.

Je n’aime pas m’imposer et surtout être une contrainte pour les autres. Mon besoin maladif d’affection me pousse parfois à faire ou dire des choses qui mettent les autres mal à l’aise. Je ne veux pas que tu me vois comme un boulet ou que tu te forces à faire des trucs juste parce que je suis un client. Le consentement est la clé de tout. Cette pensée me fait sourire alors que mon regard est toujours braqué sur mes baskets. Ma bonne humeur est retombée et je ne sais plus sur quel pied danser avec toi. J’ai peur d’ouvrir la bouche et de sortir un nouveau truc déplacé.

Puisqu’on parle de contrat, j’aimerais en mettre un troisième en place. Soit franc avec moi, ok ? Si je te fais chier ou si je dis un truc qui te saoul, dis le moi. Même si je suis un client. Je n’aime pas les non-dits.

Voilà, voilà. Maintenant, l’ambiance bizarre aura au moins une source identifiée. Mais je veux que les choses soient clair entre nous. Les prises de tête ce n’est pas mon truc. Et je n’ai pas envie de me demander à chaque fois si tu es juste poli avec moi parce que je suis un client, ou si tu m’aimes bien. Je suis conscient que je ne suis qu’un client parmi d’autres pour toi et mais j’ai besoin de cette franchise. Je relève le regard pour capter le tien. Je veux pouvoir vérifier que tes yeux disent bien la même chose que ta bouche.

Alors que les lumières défilent par la fenêtre, tu abordes un sujet plutôt surprenant. Je fronce les sourcils avant que mon sourire réapparaisse sur mes lèvres.

Je suis Taureau. Une passion pour l’astrologie ?

Comme quoi, il ne faut jamais se fier aux apparences.

@Navy St-Louis

Je te sens aussi un peu plus tendu. J’ai clairement niqué l’ambiance. Silencieux, tu regardes tes chaussures et quelques kilomètres défilent, ponctués des seuls bruits urbains que l’on dépasse. J’ai sans même m’en rendre compte accéléré le rythme. Mes lunettes de soleil et leur protection face au monde plus encore qu’aux rayons UV sont à quelques centimètres seulement mais je ne veux pas les enfiler. Ce serait rendre l’air encore moins respirable et casser cette connexion qu’on a réussi à forger et qui me terrifie. Je te regarde de temps à autre et baisse les yeux dès que je vois ton air penaud. Tu avais l’air saoul, maintenant tu sembles pleinement conscient et j’ai peur que tu me dises de te déposer chez toi finalement. Ce serait sans doute plus simple, pourtant, mais je n’en ai pas du tout envie. Ta voix brise le silence lourd et stoppe mon doigt qui se dirigeait lentement vers l’autoradio pour couper cet étouffant moment. Je sens un peu de peine dans ta voix. Je déteste ça. Je me racle à nouveau la gorge et m’efforce de dessiner un sourire sur mon visage. "Non, au contraire. Marcher me fera du bien. Je suis content qu'on y aille ensemble." Tu dois te dire que je suis si contradictoire, sans même savoir combien de mes limites je bafoue juste pour te signifier que ce marché me terrorise autant qu’il me séduit. Je dois garder certaines frontières, rester professionnel tout en ne déchirant pas la page entière de nos trajets, qui sont, je dois l’avouer, les plus cools que j’ai eu depuis longtemps.

Et puis tu en rajoutes une couche bienvenue. Je te regarde parler avec toute la fougue du monde, la même que celle qui te possède quand tu dois chanter les chœurs. Un feu brûlant qui peine à se tempérer. "Non Je dois signer où ?" Parce que je ne peux pas m’empêcher de traduire mes angoisses en ironie. Mes congénères masculins ont longtemps été des amis, des atouts, des points forts. Aujourd’hui, depuis qu’on sait que mon cœur et mon corps se portent sur eux, ils me font viscéralement peur. Je leur préfère la compagnie féminine, car je n’y porte aucune attente. Et puis… Tu es Oly le musicien, virtuose du rock. Ça en jette et ça rajoute à mes frayeurs. Le cynisme n’a pas l’air de t’embêter dans tous les cas. Il faut que j’arrête de trop réfléchir. Ma question a dû te paraître étrange. "Non. Même pas. Je voulais tester..." La compatibilité de nos flammes ? Non. "Tes connaissances sur les étoiles. La vue là-haut est juste dingue, je sais pas si je te l’ai déjà dit." Pas le moment de tout foirer, Navy.

@Will Fincher