bad timing

Zane & Abi

Bad Timing

Pour une fois, Zane n’était pas à son atelier aux aurores. A dire vrai, pour une fois, elle n’irait même pas au travail. Aujourd’hui, tout resterait silencieux là-bas. Les machines ne tourneraient pas, le papier ne crisserait pas sous le coup de crayon, les stagiaires ne courraient pas dans tous les sens... Elle avait annoncé la veille que personne ne devait travailler, sans expliquer pourquoi. Habitués à ses excentricités, personne n’avait rien dit. Peut-être par peur de se faire virer, aussi. Qui pouvait le dire ? En tous cas, personne ne travaillerait aujourd’hui. C’était un jour spécial. Un jour triste, probablement, mais un jour qu’elle avait promis de ne jamais passer en étant autre chose que joyeuse. Ce serait difficile, mais elle ferait l’effort. Après tout, c’était à Harper qu’elle avait fait cette promesse et elle refusait catégoriquement de rompre ce pacte. Elle était restée longtemps allongée dans son lit, Akela à ses côtés, sa main perdue dans la fourrure chaude tandis qu’elle fixait le plafond. Et puis elle s’était décidée à se lever. Elle n’allait quand même pas passer la journée au lit.

« Joyeuse. Joyeuse... Il faut que je sois... Joyeuse. »

Comme si se parler à elle-même allait la convaincre. Ridicule. Elle soupira longuement en se regardant dans le miroir, puis se décida à se préparer. Maquillage léger, tenue simple, rien d’extravagant. Elle allait simplement allait manger un burger dans la chaîne de fast-food préférée de sa fille, boire un milkshake en marchant sur la plage puis rentrer chez elle pour regarder des Disney tout le reste de la journée. Et le tout sans parler méchamment à qui que ce soit, sans lancer de regard noir et sans soupirer. Oui. Elle pouvait le faire. Elle prit une grande inspiration et ouvrit la porte de son appartement... Cognant la tête de quelqu’un. Ses yeux s’agrandirent sous la surprise et elle ne put s’empêcher... D’éclater de rire. Pas de façon forcée, non. Un vrai rire. Parce que sous ses yeux se trouvait la barmaid de l’autre fois, étalée au sol, avec entre les mains ce qui semblait être une boîte de gâteaux et un dessin. La coincidence était tellement énorme que c’en était presque pathétique. Finalement, elle l’aida à se relever et retrouva son sérieux.

« Ça va ? Et... Plus intéressant... Je peux savoir ce que tu fous devant mon appartement ? T’aimes te prendre des portes dans la tête ? »

bad timing

Zane & Abi

Bad Timing

Zane n’arrivait pas à se remettre de l’absurdité de la situation. C’était bien la première fois qu’elle se retrouvait face à ce genre de chose et elle ne savait tout simplement pas quoi en penser. Elle plissa les yeux face à la réponse qui lui était faite.

« En effet, c’est pas la passion la plus logique de la terre. M’enfin si ça te plaît, écoute. »

Une fois la brune sur ses pieds, elle haussa un sourcil face à sa remarque. Pourquoi est-ce qu’elle était venue jusque chez elle en s’attendant à ce qu’elle ne sorte pas ? Franchement, c’était plus que bizarre, son histoire. Et puis, elle lui expliqua ce qu’elle était venue faire et tout n’en fut que plus confus. Pourquoi est-ce qu’elle voulait lui apporter des gâteaux et du vin ? Et pourquoi vouloir les déposer devant sa porte ? Bon, elle n’aurait pas été fâchée à l’idée de ne pas la croiser – loin de là – mais ça restait complètement étrange comme histoire.

« Et pourquoi tu m’as apporté ça, au juste ? »

Elle dut se réfréner pour ne pas lui offrir son habituel regard dédaigneux. Pas aujourd’hui. Malgré tout, une part d’elle était comme attirée par ce qui se déroulait sous ses yeux. C’était une coïncidence trop énorme pour en être une. De tous les jours qu’elle aurait pu choisir, Abi s’était présentée à sa porte aujourd’hui avec des gâteaux. Elle se mordilla l’intérieur de la joue en l’écoutant parler d’une oreille distraite, réfléchissant à toute vitesse. Face à son manque de réponse – qui passait certainement pour un manque d’intérêt qui n’aurait pas été étonnant venant d’elle – la brune commença à tourner les talons.

« Attends ! Je... J’allais aller manger un burger. Pour fêter... Un truc. Ça te dit ? On pourra... On pourra manger tes cupcakes ensemble, après ? Je comprends toujours pas ton idée de m’apporter ça mais... Bref, tu veux venir ? »

bad timing

Zane & Abi

Bad Timing

Mais pourquoi est-ce qu’elle avait fait ça, au juste ? Pourquoi est-ce qu’elle avait proposé à une fille qu’elle ne connaissait absolument pas de venir partager avec elle l’un des moments les plus difficiles de son année ? Non mais qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? C’était complètement n’importe quoi ! Ses yeux s’arrondirent en l’entendant accepter mais elle n’ajouta rien, se contentant de hocher la tête avant de lui faire signe de la suivre. En temps normal, elle se serait juste contentée de s’installer dans le restaurant et de manger seule, au comptoir, mais cette fois-ci, elle décida de prendre à emporter. Être chez elle la rassurerait un petit peu et l’encouragerait peut-être à discuter plus. Elles se retrouvèrent finalement dans le penthouse et commencèrent à manger dans le silence, installées par terre devant la table basse. Akeela était tranquillement allongé dans son panier, gardant un œil curieux sur la nouvelle venue. Alors qu’elle s’efforçait de manger – ce n’était jamais évident ce jour-là – Abi prit la parole et Zane fronça les sourcils.

« Deux questions assez différentes, ça. Est-ce que ça va ? J’en sais rien. Est-ce que je suis différente ? Par rapport à quoi ? »

Elle haussa les épaules et soupira, baissant les yeux vers sa nourriture. Elle prit une gorgée de milkshake avant de recommencer à parler.

« C’est une journée... Bizarre. C’est tout. Et toi alors, pourquoi tu viens me donner des cupcakes et... Un dessin ? Comme ça, tout à coup ? T’es une psychopathe, en fait ? »

bad timing

Zane & Abi

Bad Timing

Zane n’aimait pas parler d’elle, elle n’avait jamais aimé ça. Ça emmerdait d’ailleurs profondément les divers journalistes à qui elle avait accordé des interviews, qui n’arrivaient jamais à lui tirer plus de deux mots sur son passé ou sa vie. Tout ce dont elle aimait parler, c’était sa cuisine. Le reste, ça ne regardait personne d’autre qu’elle. Alors forcément, quand Abi lui avait demandé si ça allait, elle était aussitôt passée sur la défensive. Pas forcément par le ton – elle était restée neutre pour une fois – mais elle avait bien fait comprendre à la brune que répondre aux questions sur elle, ce n’était pas son fort. Elle n’ajouta rien à sa réponse, se contenta de picorer quelques frites sans toucher à son burger. Un petit sourire en coin se dessina sur ses lèvres lorsqu’elle les trempa allègrement dans son milkshake au chocolat, comme Harper avait l’habitude de le faire. Lorsqu’elle posa à nouveau les yeux sur Abi, elle la vit sourire et son cœur se mit à battre légèrement plus vite – non pas qu’elle y fasse vraiment attention. Sa réponse lui fit ouvrir de grands yeux et hausser les sourcils.

« De me revoir ? Pourquoi ? »

Elle savait qu’elle était froide, distante, qu’elle était très loin de n’avoir que des amis... Alors pourquoi est-ce qu’elle avait marqué l’esprit d’Abi au point qu’elle veuille la revoir ? Ça l’intriguait. Non pas qu’elle n’ait pas envie de tisser des liens avec d’autres gens... Mais c’était bizarre, cette histoire. La question qui suivit la fit arrêter de manger. Elle se mordit l’intérieur de la joue, réfléchissant, puis prit la parole d’un ton calme.

« Tu sais, y’a un mot pour presque tout, dans notre langue. Par exemple, si on perd son mari ou sa femme, on est veuf. Si on perd ses parents, on est orphelins. Mais y’a pas de mot pour les parents qui perdent leurs enfants. D’ailleurs... Est-ce qu’on est toujours un parent, quand on n’a plus d’enfant ? »

C’était une question qu’elle se posait presque tous les jours, mais qu’elle n’avait jamais osé poser à voix haute. Le genre de pensées qu’elle gardait pour elle, qui l’accompagnait jour après jour depuis la mort d’Harper. Elle haussa les épaules.

« C’est une journée bizarre. C’est tout. »

bad timing

Zane & Abi

Bad Timing

Ne pas avoir réponse à tout… Pourquoi pas. Mais en ce moment, Zane avait plutôt l’impression de n’avoir réponse à rien. Elle arrivait à peine à avancer dans la vie depuis de décès d’Harper. Elle ne savait plus pourquoi elle se levait le matin, peinait à trouver la motivation pour travailler... Tout était devenu compliqué, encombrant, presque insurmontable. Pour autant, Abi avait raison sur ce point. Parce qu’il était hors de question que la cheffe ne s’embarrasse de nouveaux questionnements. Elle avait eu envie de la revoir, c’était tout, elles en restaient là. Des questions, elle en avait assez pour lui durer une vie entière, peut-être même deux. Une, notamment, qui ne cessait de revenir la hanter et qu’elle se retrouva énoncer à voix haute pour la première fois. Comme ça, sans aucun contexte, sans avoir averti qui que ce soit, devant cette fille qu’elle connaissait à peine. Peut-être que c’était ça, d’ailleurs, qui l’avait poussée à parler. Elles ne se connaissaient pas, Abi n’avait donc aucun jugement à avoir envers elle, n’avait aucune attente non plus. Peut-être que l’esprit fatigué de Zane avait vu en elle un genre de porte ouverte ? Elle n’en savait rien. Sa mâchoire se contracta en entendant la réponse qui lui était faite. Elle savait qu’elle resterait mère jusqu’à la fin de sa vie. Harper, elle l’avait dans la peau, c’était son monde tout entier. Difficile cependant d’aimer quelqu’un qui n’était plus là et ne le serait plus jamais. Elle était en réalité terrifiée à l’idée de continuer sa vie, parce qu’elle avait peur d’oublier sa fille peu à peu, de faire passer d’autres choses, d’autres gens, avant elle et avant le souvenir de sa vie. Elle avait été surprise de la main doucement posée sur la sienne mais n’avait pas bougé. Elle n’en avait pas la force, pas après ça. Elle fronça cependant les sourcils et regarda Abi avec une pointe d’incrédulité au fond des yeux lorsqu’elle continua sur sa lancée. Tout ça, ça n’avait jamais été dans ses habitudes. Bien évidemment, elle prenait soin d’elle. Mais elle avait toujours fait passer le bien-être de sa fille avant toute autre chose et s’était enfermée dans le travail depuis le retour de son tour du monde. Elle secoua la tête.

« Dis pas n’importe quoi. C’est pas le genre de problèmes qu’on peut résoudre dans le fond d’une bouteille de vin ou en se fripant la peau dans l’eau. »

Elle retira doucement sa main et détourna le regard, soupirant. Puis elle plia les jambes, les approchant de sa poitrine et les entourant de ses bras, posant la tête sur ses genoux. Au fond, elle ne savait même pas si ses problèmes pourraient être résolus un jour. On ne guérissait pas en un claquement de doigts de telles blessures. Elle ne pouvait pas faire comme si rien de tout ça n’existait, comme si tout ça ne bouffait pas son existence morceau par morceau.

« De toute façon, c’est pas comme si j’avais le temps de le faire. Quatre restaurants ça ne se gère pas tout seul. Une image de marque, ça ne se gère pas tout seul. Un empire de la gastronomie, on ne l’abandonne pas comme ça, même pour une soirée. »

Elle cligna plusieurs fois des yeux, s’interdisant de pleurer, puis se leva finalement. Attrapant la nourriture qu’elle avait à peine touchée et les emballages qui restaient du côté de son étrange compagnie du jour, elle jeta le tout puis se saisit de la bouteille de vin et des gâteaux. En regardant l’étiquette, cependant, elle grimaça légèrement et la reposa sur le marbre, se dirigeant à la place vers sa cave personnelle pour en sortir une bonne bouteille de Bordeaux. Elle posa deux verres sur la table basse et goûta le vin avant de les servir toutes les deux, reprenant place sur le sol et ouvrant la boîte de gâteaux, détachant un petit morceau du sien qu’elle mangea sans grand entrain. Elle fronça cependant les sourcils et reprit une seconde bouchée, non sans avoir d’abord porté le cupcake proche de son nez pour le sentir.

« Qu’est-ce qu’il y a dedans ? »