Je venais d'aller déposer Maeva chez sa mère. J'avais pu la garder chez moi pendant deux jours, une nuit. En fait, ce n'était même pas deux jours complets. Sa mère était venue la déposer tard dans la matinée la veille - prétextant que notre fille ne voulait pas quitter la maison, alors que j'avais bien compris par la suite que c'était faux - et maintenant, il fallait absolument que je la ramène, pas trop tard, pour ne pas la fatiguer. Parfois j'avais envie d'exploser et mettre un terme à cette mascarade que je subissais depuis cinq ans, mais je n'y arrivais pas. Je profitais donc des moments qui m'étaient donnés avec ma fille, non sans ressentir un vide lorsque je devais la laisser. Ce vide, je le sentais, tout particulièrement ce soir. Tellement que je n'avais pas eu le courage de rentrer tout de suite chez moi. Misérable et pathétique, j'avais mangé seul dans un restaurant que je connaissais bien, à une table reculée. Lorsque je rentrai chez moi, je m'affalai dans le canapé, songeant à me servir un verre, ne rien faire, espérer aller dormir à un moment ou un autre. Mais rapidement, mes plans furent bouleversés quand j'entendis frapper à la porte. Il n’était pas si tard, mais je n’attendais personne, ce qui était particulièrement intriguant. Sourcils froncés, je me rendis malgré tout à la porte, l’ouvrant sur probablement la dernière personne que je pensais voir ici. « Lincoln ? Que fais-tu ici !? » fut ce que je dis, la surprise bien évidente dans mon visage et dans mon ton de voix. Mais cela faisait un bon moment, et au vu des derniers évènements, des circonstances, je ne pensais pas la voir arriver chez moi, sans préavis, sans raison précise. Ou bien est-ce qu’il y en avait une de laquelle je n’étais pas au courant ? Je ne saurais pas le dire, tant et aussi longtemps que Lincoln ne me l’avait pas dit.

Je savais depuis que j’avais commencé à fréquenter Lincoln qu’elle était mariée et que je n’étais que son amant. Et pour tout dire, ça m’avait limite arrangé. Arrangé parce qu’après ce qui s’est passé avec mon ex-femme, même si cela faisait cinq ans je ne l’avais pas vue, qu’elle ne m’avait pas parlé, je n’avais pas envie de me faire avoir de nouveau dans une histoire dans laquelle je serais capable de trop m’attacher pour finalement tomber de haut. Je passais du bon temps avec Lincoln, mais savoir qu’elle avait son mari et qu’elle ne comptait pas demander le divorce, c’était suffisant sur un temps. Enfin, je disais qu’elle ne comptait pas le faire, mais elle ne m’en avait jamais parlé et moi, je n’avais jamais eu le courage de lui demander, supposant que ce serait une étape vers le fait d’avoir une relation plus sérieuse, la fameuse étape que je redoutais tant. Mais avec le décès de son mari, c’était différent. Différent parce que je ne savais pas comment réagir. J’avais donc décidé de m’en tenir à ce qu’elle m’avait demandé; rester à distance. Le temps qu’elle vive son deuil, qu’elle sache quoi faire, je n’en savais trop rien. Mais plus le temps passait, plus je réalisais qu’elle me manquait, et je ne savais pas comment gérer ça, considérant le fait que je n’osais pas lui demander de nouvelles, comme elle me l’avait dit. Au vu de tout ça, je pensais que ma surprise de la voir chez moi à une heure pareille était tout à fait légitime. Sa raison ? Elle me surprit encore plus. Elle avait envie de me voir. Pourtant, ça ne faisait pas très longtemps que son mari était décédé… Fronçant les sourcils, je ne pensais pas que mon manque de réaction allait faire en sorte qu’elle suppose qu’elle me dérangeait. Comprenant que je devrais réagir vite, je dis: « Non non… » Bon ce n’était pas grand-chose, mais il semblait que c’était clair, non ? Enfin, je trouvai que ce n’était pas suffisant, donc je me décalai et je dis: « Tu veux entrer peut-être… ? » Pour faire quoi ? Je ne savais pas. Pour discuter ? Ou autre ? Je ne saurais pas le dire, parce que j’étais sans nouvelles depuis un bon moment, j’ignorais dans quel état d’esprit elle était. « Je viens d'aller déposer ma fille. » Je crus bon de le préciser d’emblée, histoire qu’elle ne soit pas surprise que je ne sois pas le plus sympathique des individus ou le plus enjoué. Après, je ne dis plus rien, attendant de voir ce qu’elle allait faire, ou dire. J’étais un peu anxieux, mais je tentai de ne rien laisser paraître.

Sitôt que Lincoln accepta d’entrer, je me décalai pour la laisser passer et je refermai la porte. Mais je ne savais pas quoi faire d’autre. Ça ne me rendait pas à l’aise vraiment. Normalement, avec Lincoln, les choses étaient simples, agréables, parce que moi, j’étais capable de passer outre le fait qu’elle était mariée. J’avais pris pour acquis que rien ne serait sérieux entre nous et ça m’allait. Puis, il y avait eu le décès de son mari. Notre éloignement qui avait tout changé, qui changeait encore tout. D’habitude, j’étais à l’aise, je n’avais pas besoin de justifier quoi que ce soit dans mon comportement et là, je crus bon de lui mentionner pourquoi je n’étais pas des plus enthousiastes. Et il se trouvait qu’au fond, cette excuse était quelque peu bidon. Bidon dans le sens que j’avais appris à vivre avec le fait que je ne voyais pas ma fille aussi souvent que je le voulais, que le travail m’empêcher de trouver une entorse à la garde exclusive de mon ex-femme pour que je puisse avoir une garde partagée et tout ce qui venait avec. Jamais je n’allais pleinement l’accepter, mais la laisser sans tomber dans la dépression, je gérais, un peu mieux. Puis Lincoln était arrivée, et voilà tout ce que j’étais parvenu à lui dire. Faisant avec, je répondis à sa question:  « Elle va bien. » sans ajouter plus de détails. Je ne voulais pas revoir dans ma tête son visage triste, ses petits yeux de biche qui brillaient de larmes quand je lui avais annoncé qu’elle devait faire son sac et repartir chez sa mère. Elle avait trouvé que ç’avait passé trop vite. Moi aussi, si elle savait. Mais je n’avais pas envie d’en parler, de râler sur ce que mon ex-femme faisait pour me la laisser le moins souvent et le moins longtemps possible. Je savais qu’elle n’était pas là, elle ne savait même pas que j’avais eu Maeva pour le week-end, parce que je ne lui avais pas dit, parce que je lui laissais son espace, comme elle me l’avait demandé. Pour combien de temps ? Je ne le savais pas, je ne savais même pas ce que cette visite signifiait. Puis, elle me prit de court, avec ce baiser, cette étreinte, ces propos… Immobile, je ne sus pas quoi dire, quoi faire. La repousser ? Ça ne me semblait pas être une option en ce moment. Céder sans comprendre ce qui se passait ? Évidemment que c’était tentant, mais ça aussi, ce n’était pas possible. Pas avec toutes les questions que j’avais pu me poser pendant ce temps. Puis je réalisai que je pouvais me rendre au moins à une évidence; elle m’avait manquée aussi. Et ne pas lui dire serait juste méchant de ma part. Soupirant, je l’entourai de mes bras. Pas aussi fermement que j’avais l’habitude de le faire, mais dans une étreinte qui ne se voulait pas froide. Juste… Moins affirmée que d’habitude. Puis, je lui dis:  « Tu m’as manquée aussi. » Je ne pouvais pas le nier. Je savais que j’avais dit que je refusais de m’attacher, d’être déçu à nouveau, mais les sentiments étaient plus forts que la raison, j’en avais encore une preuve. Mais ça ne pouvait pas être tout. Et je ne savais pas comment faire pour lui dire, lui demander. Je ne voulais pas la repousser, mais je ne voulais pas me faire de fausses idées non plus. Au final, je me résignai à garder ça simple, et juste lui demander:  « Mais… Ton mari… ? » Je savais bien qu’il était décédé. J’aurais peut-être dû lui demander ce qui en était de son deuil, de comment elle se sentait, mais ce n’était pas sorti comme je voulais. J’espérais au moins que ce serait clair un minimum pour le coup.

Je savais que le fait que je lui avais dit qu’elle m’avait manqué dépassait la relation physique que nous avions. Cette relation qui, à mon avis, allait me protéger, allait me faire sentir apprécié, sans toutefois tomber dans cette naïveté dont je n’avais pas besoin. Je n’en avais pas besoin parce que je ne voulais pas être plus blessé que je ne l’étais déjà depuis mon divorce. Pour ça, je m’étais renfermé, on me l’avait reproché, et pourtant, Lincoln était parvenue à briser cette barrière, sans peut-être même le vouloir, sans que moi je le veuille en tout cas. En lui tenant ces mots donc, je m’étais rendu à l’évidence. Pire encore, en voyant à quel point elle était rassurée, au vu de la façon dont elle se blottit encore plus près de moi, ça me faisait plaisir, parce que je sentais que c’était réciproque, et pourtant, ma raison me criait que ce n’était pas une bonne idée. Et ce fut pour cette raison que je finis par lui demander ce qui en était par rapport à son mari, au deuil qu’elle me disait qu’elle voulait absolument faire. L’étreinte prit fin à ce moment, je n’en étais pas surpris. Mais ça me rendit nerveux, nerveux que je ne m’y étais pas pris de la bonne façon pour lui poser la question. C’était ironique, sachant que je gagnais ma vie à poser des questions, percer la défense des autres, et avec elle, je me sentais complètement vulnérable et exposé. C’état étrange, inconfortable, et je ne me voyais pas m’endurcir, pas maintenant. Je fronçai les sourcils à son propos. Pourquoi ? Parce que je ne savais pas si c’était parce qu’elle en était arrivée à cette conclusion d’elle-même ou si elle tentait de me convaincre que tout irait bien. Histoire de ne pas provoquer un malaise encore plus grand, je ne dis rien. Je la laissai continuer. Et ses mots suivants, ils m’allèrent droit au coeur, je ne pouvais pas le nier. Pinçant les lèvres, je gardai le silence, je ne savais pas quoi dire, quoi faire. Je voulais comprendre, ce qui avait fait en sorte que soudainement, elle était prête à ce que je revienne dans sa vie. Si c’était ce qu’elle voulait, évidemment. Je ne lui avais pas demandé clairement, et j’ignorais si c’était une bonne idée que je le fasse. Mais je ne voulais pas la faire souffrir non plus en la faisant attendre. Sachant très bien qu’avec elle, j’étais plus doué avec mes gestes qu’avec mes mots, je relevai les mains, de sorte à les poser sur ses joues. Puis, je ne tardai pas plus longtemps pour l’embrasser. Pas un petit baiser sur les coin des lèvres, rien de timide. Au contraire. Mon baiser était probablement aussi un peu égoïste : parce que je lui avais dit qu’elle m’avait manquée, maintenant, je lui montrais, et je n’allais pas le nier, je me délectais de cette proximité que nous n’avions pas eue depuis ce qui me semblait être une éternité. Évidemment, ce baiser prit fin à un moment, puis je me décalai, pour la regarder. Je savais clairement que je ne pouvais pas rester silencieux. Hésitant, je lui demandai:  « Tu es sûre ? » Et cette fois-ci, hors de question de rester vague. Allant au bout de ma pensée, même si ce n’était pas simple, je dis:  « Je ne vais nulle part… Je ne veux pas aller où que ce soit… Je ne veux pas que tu reviennes parce que tu regrettes, mais parce que tu le veux vraiment. » Est-ce que je craignais qu’elle revienne vers moi par principe, sans avoir fait son deuil, et vivre dans l’ombre de son mari, encore et toujours ? C’était en quelques sortes ce que je venais de lui dire. Et c’était énorme pour moi, parce que je n’avais jamais envisagé plus que ce que nous avions, mais j’avais envie de croire que c’était possible… Je ne voulais juste pas être pris de court et déçu par contre, même si c’était un risque et que j’en étais conscient.

Je ne voulais pas que Lincoln se presse, réalise que finalement, elle avait besoin de plus de temps, et que tout devienne encore plus complexe que ce l’était précédemment. C’était surtout ça que je voulais lui dire, mais encore une fois, je ne m’étais pas exprimé comme je le voulais. C’était différent pour moi. Dans mon métier, trouver les mots justes, c’était essentiel, et avec Lincoln, je n’y parvenais plus. Elle était bien la seule qui avait cet effet sur moi, qui me rendait si faible. Et visiblement, elle n’avait pas terminé de me faire craquer. Parce qu’au final, même si mes propos n’avaient pas été idéaux, elle semblait avoir compris ce que je voulais dire. Elle réitéra qu’elle était revenue parce qu’elle regrettait notre éloignement. Moi aussi, je ne pouvais pas le nier, même s’il avait eu un effet particulier, celui de me rendre compte qu’il y avait plus entre elle et moi que je le pensais dans un premier temps, que ce n’était pas une relation qui était simple, sans attache. Ce qu’elle dit par la suite vint me le prouver, et même si j’aurais dû m’y en attendre dès que j’avais ouvert la porte sur elle, je fus pris de court. J’aurais dû m’y en attendre parce qu’elle était là, peu de temps après le décès de son mari. Mais j’étais pris de court parce que je ne m’attendais pas à une telle confession et surtout, je ne savais pas qu’en faire. La dernière fois que je pensais que quelqu’un m’aimait, nous nous étions mariés, avions eu un enfant ensemble, et même si Maeva était ma plus grande fierté, mon mariage était ma plus grande déception, encore aujourd’hui. Et pour ça, je m’étais promis que jamais je n’allais m’éprendre d’une autre femme. Puis, Lincoln était apparue dans ma vie. Voilà que je la regardais, et je me sentais faible. Je m’en voulais, parce que je ne savais pas quoi répondre. J’avais envie de répondre par la réciproque, mais c’était trahir ce que je m’étais promis, céder à ce qui me faisait si peur… Fermant les yeux, je finis par dire, en essayant de ne plus réfléchir pour un moment:  « Moi aussi… » Et sur ce, je rouvris les yeux. Je savais parfaitement que je n’avais pas su lui tenir de belles paroles comme elle l’avait fait, mais si elle m’aimait autant qu’elle le disait, j’osais espérer qu’elle allait comprendre. Nous n’avions jamais eu de conversation bien profonde à ce sujet, je le savais bien. Peut-être serait-ce le moment de le rattraper, ou c’était déjà trop tard pour ça ?