Un énorme incendie s’était déclaré dans un immeuble d’appartements plus tôt dans la journée. Loin de là où nous étions généralement appelés à réagir, mais la caserne qui devait s’en occuper avait appelé des renforts. Généralement, ce n’était jamais une chose rassurante, mais lorsque nous étions arrivés sur place, nous avions rapidement compris pourquoi on nous avait demandé d’intervenir. L’incendie était intense, la majorité des résidants étaient d’un âge avancé, nombreux n’avaient pas su sortir avant que la situation s’empire. Je ne m’étais pas posé la question; sitôt, j’étais entré avec certains de mes collègues pour tenter d’aller sauver autant de personnes que possible. Ce n’était pas la première fois que je faisais une chose pareille. J’avais été entraîné pour ça, je connaissais le danger. Mais cette fois-ci, semblait-il que j’avais raté quelque chose. Alors que je venais de réussir à faire sortir une vieille dame qui avait de la difficulté à marcher, la laissant à mes collègues pour qu’ils puissent l’emmener au rez-de-chaussée, j’entendis un bruit sourd, un craquement plus fort, je me sentis chuter et ensuite, ce fut le noir. Je n’eus nullement conscience de ce qui se passa par la suite; la chute de trois étages, les flammes, la fumée, mes collègues en panique qui furent obligés de me tirer hors du bâtiment et appeler une ambulance de plus pour que je sois envoyé à l’hôpital. Évidemment, je n’eus aucune idée des traitements qui me furent donnés, le respirateur qu’on m’avait mis en craignant que j’aie inhalé de la fumée alors que j’étais inconscient. Je m’étais réveillé à l’hôpital, avec aucun bruit d’incendie, mais avec le bruit d’une machine, un moniteur cardiaque. Mon esprit était embrouillé, je peinais à bouger. Avant que je me rendorme de nouveau, j’eus tout juste le temps de parler à une infirmière, qui me demanda si je devais contacter mon contact d’urgence. Je refusai. J’avais laissé mon ex-femme et je refusais de la voir. Je peinai à donner le numéro de Lincoln, mentionnant que c’était sans obligation. Je ne pouvais pas ne pas lui laisser savoir ce qui se passait, mais je ne voulais pas qu’elle s’en fasse pour moi non plus. Après, je n’eus pas le courage d’ajouter quoi que ce soit, sombrant de nouveau dans l’inconscience, pour un temps que je ne sus déterminer.

Combien de temps s’était-il écoulé entre le moment où j’avais parlé à quelqu’un - je n’étais même pas capable de dire si c’était une infirmière, médecin, préposée en fait - et cette seconde fois où j’étais en train d’émerger du sommeil ? Je ne savais pas. J’avais l’impression d’avoir perdu la notion du temps, des lieux. Enfin, cette fois-ci, lorsque je repris conscience, je savais que j’étais à l’hôpital. Ça n’avait pas pris de longues secondes avant de comprendre d’où venait les sons autour de moi. Mais je n’osai pas ouvrir les yeux, pas dans un premier temps. Pas que je ne voulais pas en fait, mais parce que j’avais l’impression que ç’allait me demander un effort monumental, et je craignais qu’après ça, ce soit trop compliqué de faire quoi que ce soit d’autre. C’était à ce point que j’avais mal, que je me sentais fatigué. Mais au bout du compte, quelque chose, une toute petite chose vint me faire changer d’idée; un doux contact, combiné avec une voix. Une voix que je reconnus entre mille, bien qu’elle me parut lointaine, au vu de mon état émergent d’un sommeil que je ne saurais décrire davantage. Mais je savais que c’était elle, que c’était Lincoln, qu’on l’avait contactée mais que mieux encore, elle était venue, pour moi. Et ça, ce fut suffisant pour me donner le courage d’ouvrir les yeux et laisser mes craintes de côté. Elle méritait que je fasse tout pour elle, même si c’était dans un moment de vulnérabilité qui ne me mettait clairement pas à mon avantage. Grimaçant un peu, je finis par ouvrir les yeux. Ma vue fut embrouillée un bref instant, mais je reconnus ses traits, que j’aimais tant regarder. Finissant de tourner la tête dans sa direction, je lâchai un rauque:  « Hey… » Prenant mieux conscience du fait qu’elle avait mis sa main autour de la mienne, je m’efforçai de glisser mes doigts entre les siens, essayant de les serrer un peu, mais sans trop de succès, j’avais l’impression. Ensuite, je tentai de lui dire:  « Tu es venue… » J’aurais voulu continuer plus longtemps, mais je n’y parvins pas. Pris d’une quinte de toux, je vins à grimacer ensuite, fermant les yeux pour essayer de reprendre ma contenance. Je les rouvris ensuite, me résignant seulement à la regarder, sans rien dire, ressentant déjà un baume à cette simple idée, idée que je ne serais pas seul, pour une des premières fois depuis des années. Enfin, combien de temps cela allait durer ? Je ne savais pas encore, et j’ignorais si j’étais prêt à le savoir.

Je ne savais pas vraiment comment répondre à la question de Lincoln, qui se voulait pourtant si simple. Lui dire que j’allais bien ne serait pas vrai au vu de mon état, même s’il était vrai que je me sentais mieux depuis que j’avais vu qu’elle était là. Par contre, je tenais à ce qu’elle le sache. Ce n’était pas la première fois que je me blessais au travail - enfin, jamais aussi gravement, mais quand même - et pas une fois mon ex-femme avait daigné venir me voir aussi rapidement, même lorsque nous étions mariés et que je pensais que tout allait bien dans notre couple. Au final, je commençai par dire:  « Comme si un troupeau de buffles m’était passé sur le corps… » Je fermai les yeux un instant pour apprécier le contact de ses lèvres sur mon front, lui faisant part ensuite tant bien que mal du fait que j’étais heureux qu’elle soit là. Ce fut encore plus touchant de l’entendre me dire que c’était une évidence pour elle. Clairement, c’était bien différent de ce que j’avais connu précédemment, et je n’allais certainement pas m’en plaindre. Gardant sa main dans la mienne, je grimaçai quelque peu à sa question. La tête encore dans la brume, je ne savais pas si je pouvais lui donner une réponse exacte. Mais pour elle, je voulais faire un effort. Me gardant encore un petit instant de réflexion, je finis par capituler, et seulement dire :  « Je ne sais pas trop… Je sortais une dame de là et… Je suis tombé… » En fait je ne me souvenais pas de la chute, je savais juste que le sol s’était dérobé sous moi et que ç’avait été le noir. Mais le reste, je n’en savais rien. Et je ne le saurais probablement pas tant et aussi longtemps qu’un médecin ne pourrait pas m’en dire plus long. Et si jamais il était déjà passé ? Et si Lincoln était là quand c’était arrivé ? J’avais été inconscient un moment, d’une durée que je ne connaissais pas. Ç’aurait pu arriver sans que je le sache en fait. Soudainement intrigué, je demandai:  « Est-ce que le médecin est venu… ? Peut-être qu’indirectement je pourrais savoir depuis combien de temps elle était là, combien de temps s’était écoulé entre l’accident et maintenant. Mes repères de temps étaient terriblement bouleversés, et même si ce n’était pas une priorité, ça ne ferait pas mal de faire un peu d’ordre dans tout ça et savoir ce qui m’arrivait vraiment et depuis combien de temps.

Est-ce que j’avais besoin de quelque chose ? D’aller mieux, pouvoir me remettre sur pied. Mais je savais clairement que ça ne se ferait pas dans l’immédiat et que ce serait idiot d’espérer que ce soit une possibilité. Évidemment que je pourrais demander d’avoir de l’eau ou quoi que ce soit du genre, mais je n’en avais pas envie. Ce que je fis, c’est que je secouai la tête, légèrement, comme je le pouvais pour indiquer une réponse négative. Au pire, n’importe quoi pourrait attendre. Reprenant lentement mais sûrement mes esprits, ce ne fut toutefois pas nécessairement suffisant pour que je sois en mesure de me rappeler de tout ce qui s’était passé. Dans l’immédiat, j’aurais peut-être voulu en savoir davantage, d’où le fait que je demandai si quelqu’un était venu me voir, si Lincoln était au courant de quoi que ce soit. Apparemment, ce n’était pas le cas, compte tenu de ce qu’elle me raconta. Était-ce un drame ? Pas nécessairement. Je me contentai donc d’acquiescer à ses propos - sans rien dire ou faire, pour éviter de trop bouger. La chose la plus normale à faire aurait probablement été de lui demander d’appeler le médecin pour avoir plus de détails, mais là, à la regarder, à réaliser de plus en plus concrètement qu’elle était là, qu’elle avait tout lâché ce qu’elle faisait pour venir me voir, ça devenait secondaire. À sa question, je répondis donc:  « Non, pas tout de suite… » Dans un nouvel effort, je voulus me redresser un peu, mais je n’y parvins pas. Tout ce que je peux faire, ce fut de grogner de douleur, me sentant un peu pathétique de ne pas pouvoir faire mieux pour le coup. Après, je me doutais que ce n’était pas une bonne idée, tenter de bouger sans prévenir personne de mes intentions, mais bon. Abandonnant, je ne fis que dire:  « Tu es trop loin… » Ce n’était pas un reproche, loin de là. Ce que je voulais dire surtout, c’était que malgré mon état, j’avais envie de la sentir tout près, dans mes bras, bien que ce ne soit pas nécessairement possible. Je m’en moquais. J’avais juste envie, besoin d’être avec elle un petit instant, réaliser sa présence, et me préparer pour ce que les médecins allaient dire, ce qui m’attendait, et ce qui l’attendait probablement aussi, même si c’était de façon un peu plus indirecte.

Sentir la main de Lincoln sur ma joue, puis ses lèvres contre les miennes, me fit sentir soudainement mieux. Pas dans le sens où cela venait guérir trop mes maux, il y en avait beaucoup trop pour ça, mais ce simple geste venait vraiment rendre sa présence réelle. Émergeant encore de l’inconscience, j’avais l’impression de ne pas avoir pleinement réalisé qu’elle était là, avec moi. Maintenant, j’en étais persuadé, et cela venait grandement me rassurer. Souriant doucement, je répondis à ma bien-aimée:  « Beaucoup mieux… » Sur ces mots, je tentai de lever mon bras qui était, en mon sens, le plus valide des deux, et je posai ma main dans son dos, lui signifiant qu’elle pouvait rester contre moi que ça ne me dérangeait pas. La seule chose à laquelle je ne pensais pas, c’était le fait que cela n’allait pas durer, que nous n’aurions pas un temps vraiment à nous deux plus long que ça. En effet, on frappa à la porte, même si elle était déjà ouverte. Un homme, vêtu d’une tenue typique d’un médecin, vint à entrer et se présenter. Rapidement, je vins à supposer qu’il s’agissait du professionnel qui s’occupait de mon cas. Poliment, il me demanda comment je me sentais. Je vins à lui dire que ça allait, sans être vraiment convaincu de ma réponse, puisque je savais clairement que ce n’était pas la forme complète et totale. L’homme ne me regarda pas de façon sceptique ou quoi que ce soit. En fait, il semblait peu surpris. Regardant le document qu’il avait entre les mains, il vint à nous expliquer plus en détails ce qui m’était arrivé. Chute, brûlures, hématomes et quelques fractures, mais apparement, rien de majeur. Par contre, il ne tarda pas à me dire que j’allais être amoché et je nécessitais du repos, ajoutant même les mots:  « Il se peut que vous ne puissiez pas rester seul chez vous pendant un temps. Il vous faudra de l’aide. » Moi, j’habitais seul depuis presque cinq ans maintenant. Lincoln venait parfois chez moi, je venais parfois chez elle, mais rien de plus. En gros, je me suffisais à moi-même. Devenir dépendant ? Ce n’était pas pour moi, ce n’était pas dans mes habitudes. Mais ce ne fut pas cela qui me rendit le plus inconfortable. Ce fut le fait que je n’étais pas seul. Je savais très bien que Lincoln, à moins d’avoir l’esprit ailleurs, avait très bien entendu. Le médecin me demanda si j’avais des questions, ce à quoi je répondis par la négative, puis il nous laissa seuls, de nouveau. Me tournant vers Lincoln, je la regardai, un peu inconfortable, et je lui dis:  « Tu n’es pas obligée de t’occuper de moi, tu sais… ? » Je savais que nous étions ensemble, que nous n’avions pas l’intention de laisser cette relation durer que peu de temps, mais je refusais qu’elle se sente forcée de s’occuper de moi pour ça. Après tout, notre relation ne durait pas depuis longtemps, et même si je pensais que nous avions un lien fort, que je refusais de briser, je ne voulais pas qu’elle se sente condamnée à me venir en aide pour autant. Pinçant les lèvres, je plongeai mon regard dans le sien, attendant de voir sa réaction.