J’avais finalement obtenu mon congé du centre de désintoxication. Après six mois. Six long mois. Je ne pensais pas que qui que ce soit était resté aussi longtemps. Moi, je faisais partie des meubles, je connaissais tous les employés par leur prénom. C’était peut-être mignon pour certains mais pour moi, c’était surtout particulièrement ridicule. Il était vraiment temps que je quitte. Pour faire quoi de ma vie ? Je ne savais pas. Mais retourner dans les forces de l’ordre, pour moi, ce n’était plus possible. Parce que j’étais conscient que mon comportement n’avait pas été approprié, parce que moi-même, je savais que ce n’était pas une bonne idée. Mais à quoi serais-je bon ? Je n’en savais rien. On m’avait dit de prendre le temps d’y penser, mais la question planait. Au moins, je n’avais pas à me questionner sur où j’allais rester. En effet, je me rendais chez mon amie de longue date, Kellie. Ce n’était pas prévu comme ça, puis finalement, ça s’était avéré la meilleure solution. Honnêtement, je n’allais pas m’en plaindre. Rester seul, ce n’était pas l’idéal pour moi. Même si j’étais sobre et je n’avais pas consommé quoi que ce soit depuis presqu’une demi-année maintenant, mais c’était la première fois que je serais laissé à moi-même, dans le monde. Personne ne savait, ne pouvait prédire comment j’allais réagir. Et visiblement, elle, ça l’arrangeait que ce soit là, donc c’était une situation parfaite pour nous deux. Par contre, elle ne pouvait pas passer me prendre, et je ne me voyais pas demander à qui que ce soit. C’était ce que certains disaient être un grand moment, mais honnêtement, je ne pensais pas. Une fois que j’avais terminé de tout entasser dans le sac qui m’avait accompagné à mon arrivée, j’avais signé les derniers papiers et j’avais quitté les lieux. Voir l’extérieur en sachant que je n’aurais pas à y remettre les pieds me fit étrange, et il me fallut prendre quelques secondes pour m’y faire, mais je m’en remis. Sautant dans un taxi, je donnai l’adresse que mon amie m’avait donnée, ne parlant pas du trajet, qui, au final, n’était pas très long. Arrivé sur place, je réalisai que je n’avais pas de clé ou quoi que ce soit. Embêté, je frappai timidement à la porte, mon sac sur mon épaule, en espérant que mon amie serait là pour me répondre.

Le fait d’être sobre m’avait rendu anxieux comme rarement je l’avais été. Évidemment, ça ne se comparait pas à tout ce que j’avais pu éprouver lorsque ma mère était décédée, mais parfois, ça se rapprochait, et ce qui était le plus lourd surtout, c’était que ces pics d’anxiété arrivaient dans des situations complètement futiles qui ne devraient même pas me stresser d’aucune façon. Comme là, alors que j’attendais qu’on réponde à la porte, je ne pus m’empêcher de me questionner sur ce qui allait se passer si elle n’était pas là. Et si je devais rester ici, comme ça ? Et si on me prenait pour une personne indésirable ? Et si on appelait la police, et si mes anciens coéquipiers me voyaient, alors que je ne leur avais pas parlé depuis que j’avais remis ma démission ? Je ne savais pas si j’étais prêt à affronter ça. Puis finalement, la porte s’ouvrit, sur Kellie. Pas sur un inconnu quelconque. Je ne savais pas, ç’aurait pu arriver après tout. Bien malgré moi, je poussai un soupir de soulagement. Discret, mais que je sentis quand même. J’espérais juste avoir été un minimum subtil. Tentant de retrouver ma contenance, je souris doucement, puis je lâchai un petit :  « Merci. » lorsqu’elle me laissa entrer. Mais je me rendis rapidement compte que ce n’était clairement pas suffisant, alors j’ajoutai:  « Merci encore… De me laisser rester ici. » J’étais conscient que nous en étions arrivés à une situation gagnante-gagnante pour elle et moi, mais quand même, elle m’hébergeait, me rendait un fier service… C’était la moindre des choses.  « Comment tu vas ? » fut ce que je lui demandai ensuite, me disant que c’était ce qui était le plus normal à faire, et aussi, j’ignorais si j’étais en mesure de dire comment moi, j’allais, dans les premières minutes suivant ma sortie. J’étais conscient que le mieux pour moi était de le communiquer, mais ça ne venait pas si facilement que ça.

Il était vrai que c’était une situation gagnante pour nous deux. J’avais besoin qu’on me surveille, elle avait besoin de ne pas se sentir seule dans cette situation. Autrement, aurais-je demandé à venir habiter chez elle pendant ce temps ? Je n’en étais pas certain. Pourquoi ? Parce que je me doutais que je ne serais pas l’invité le plus agréable qui soit, à essayer de trouver mes repères dans une vie normale qui ne me ressemblait plus. Évidemment que j’allais faire des efforts pour y parvenir, mais est-ce que ç’allait marcher ? J’en doutais chaque jour, je doutais de moi chaque jour depuis que j’étais sobre, ce n’était pas l’arrivée dans une nouvelle maison qui allait changer ça. Mais au moins, je serais avec un visage familier, peut-être que j’allais me sentir utile, ou pas, à voir. Mais déjà, je ne voulais pas qu’on parle que de moi, d’où le fait que je crus bon de demander à Kellie comment elle allait. J’avais eu des bribes de tout ce qui s’était passé dans sa vie ces derniers temps, je savais très bien qu’elle en avait bavé. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me raconte tout, et jamais je ne pourrais forcer à le faire, mais lui demander comment elle allait, ça me semblait la moindre des choses. Je ne fus pas nécessairement surpris qu’elle n’entre pas dans les détails, mais ce qui m’étonna, c’était son optimisme, sa capacité à se résigner à tout cela, alors que moi, je n’avais pas su le faire dans un moment difficile, un seul moment difficile. On me l’avait dit souvent, que tout le monde était différent, que tout le monde réagissait de façon différente, mais il n’en demeurait pas moins que je me sentais toujours faible dans ce type de situation. Mais au moins, j’étais capable désormais de passer outre… À peu près. Comme là, lorsqu’elle me retourna la question, je ne vins pas à me morfondre, à me trouver ridicule. Je ne fus pas des plus élaborés dans ma réponse, mais je fus quand même capable de lui dire :  « Ça va. » Encore mieux, je parvins à ajouter un petit sourire, comme pour la rassurer - et me rassurer moi aussi - que je croyais en la réponse que je venais de lui donner. Ce n’était pas faux après tout; oui, j’allais mieux qu’avant. On ne m’aurait pas laissé sortir si ce n’était pas le cas, n’est-ce pas ? Mais j’avais tant à assimiler, tant à voir, que tout cela me semblait énorme et me dépassait un peu, mais je ne pouvais rien y faire, ne serait-ce que prendre les choses une étape à la fois. Par contre, je ne m’attendais pas que même des futilités deviennent des sources de questionnement. Par exemple, quand Kellie me demanda ce que je voulais boire, j’eus une hésitation. Une misérable et ridicule hésitation. Et finalement, je lui répondis:  « Hum… De l’eau… ? Je suppose… ? » Je terminai mon propos par un petit rire nerveux, me sentant complètement stupide de douter pour une telle futilité, mais demander une bière ou autre chose du genre, ce n’était plus possible, plus maintenant. Au centre, c’était facile de ne pas le faire, mais maintenant, c’était complètement différent.  

On m’avait dit qu’aller chez quelqu’un avait des avantages et des inconvénients. Avantage parce qu’ainsi, je ne serais pas seul, laissé à moi-même dans l’immédiat, inconvénient parce que je ne contrôlais pas l’environnement. Par conséquent, je prenais le risque de trouver de la tentation chez Kellie. J’aurais pu lui dire ce qu’on m’avait recommandé, mais je n’avais pas osé le faire. Je ne me voyais pas lui exiger de tout retirer. Je la trouvais déjà généreuse de m’accueillir, faire des caprices, je n’étais pas à l’aise avec cette idée. Mais heureusement pour moi, je n’avais pas eu besoin de lui dire quoi que ce soit. Elle avait déjà d’autres propositions à m’offrir, me rassurant automatiquement, assez pour que je me sente assez confortable pour changer d’idée, et lui répondre:  « Un soda, ce serait bien. » Évidemment ma réponse n’était pas remplie de confiance, mais en ce moment, je n’avais confiance en rien me concernant, donc c’était une phase normale, je supposais. Ensuite, je la laissai continuer, et elle finit de me réconforter dans toute cette situation, imprévue, étrange, nouvelle pour moi. J’étais touché par l’attention. Je savais qu’elle était au courant de ma situation et que peut-être pour certaines gens, c’était la moindre des choses, mais je n’avais plus l’habitude des gens qui prenaient soin de moi, qui avaient mon bien-être à coeur. Au centre, on s’était occupé de moi, mais c’était parce que c’était le métier de ces gens, ils étaient payés pour s’assurer de notre bien-être. Kellie, elle, elle n’était pas obligée de le faire. Me permettant finalement d’esquisser un sourire un peu plus convaincu, je me dis que la moindre des choses était de lui dire:  « Je l’apprécie, vraiment. » et encore là, je trouvais que mes mots n’étaient pas assez forts pour l’expliquer, mais je m’en tins à cela pour le moment. Marquant une petite pause, je me dis que c’était mon tour d’engager la discussion, et donc, je lui demandai:  « Et toi… Comment tu vas ? » En effet, je me disais que c’était normal de lui demander. Et puis, je savais très bien qu’une des raisons pour lesquelles j’étais là c’était parce que ma présence ne serait pas de trop. Elle en avait bavé récemment, donc lui demander des nouvelles, c’était la base. Qui sait, ça me donnerait peut-être aussi des informations pour m’assurer que notre colocation - si je pouvais l’appeler ainsi - se passe bien ?

Un soda, il me semblait que c’était quelque chose de simple, non ? Pourtant, ce n’était pas le cas. Pendant un instant, j’avais oublié qu’il y en existait plusieurs, de nombreux. Je me retrouvai donc encore une fois perturbé, obligé de réfléchir pour quelque chose qui aurait dû être si simple. Et tout ce que je pouvais penser à ce moment, c’était qu’il faudrait que je passe par-dessus, parce que pour certaines choses, tout serait limite nouveau. Et pour ça, je me sentais inculte, limite idiot. Mais c’était ma faute, parce que c’était moi qui avait vécu dans ma bulle malsaine pendant tout ce temps et c’était à moi de rattraper. Sachant très bien que ce n’était pas une décision cruciale, je finis par hausser les épaules, et je dis:  « Un Coca ça ira, merci. » Après tout, ce n’était pas mauvais. Enfin, si mes souvenirs étaient bons. C’était pathétique, réaliser que ça n’avait pas été mon premier choix pendant très longtemps, trop longtemps. On me l’avait dit, et c’était plus concret que jamais maintenant. Refusant de me laisser abattre par ce qui, je l’espérais, ne serait qu’une futilité oubliée plus tard, je décidai de passer à autre chose, faire avancer la conversation, et non pas me concentrer sur mes petits problèmes. Autrement, ni Kellie ni moi allions nous en sortir. Ce fut pour une de ces raisons que je lui demandai comment elle allait. Naturellement, je lui avais aussi demandé parce que je trouvais que c’était important, prendre de ses nouvelles, savoir ce qui se passait de son côté. Je ne fus pas tant surpris qu’elle en vienne à me dire que les choses n’étaient pas toutes roses de son côté. En fait, je m’y en attendais, considérant le fait qu’une des raisons pour lesquelles je venais m’installer chez elle, c’était parce que c’était une situation gagnante, pour elle comme pour moi. Je n’étais pas laissé à moi-même, et elle non plus, après ce qu’elle avait vécu. Baissant la tête à sa réponse, j’attendis quelques secondes, attendant de voir si elle avait l’intention d’ajouter quoi que ce soit. Ce ne fut pas le cas pour le moment. Que devais-je faire ? Passer à autre chose comme si mon amie ne ressentait aucune détresse quelconque ? Même si ç’avait été une bonne idée, je n’aurais pas su quoi dire, en toute honnêteté. Pinçant les lèvres, je décidai de me baser sur ce que j’avais appris dans ce centre de désintoxication. Inspirant, je finis par dire, d’une voix que je voulais calme:  « Je sais que parfois ce n’est pas toujours facile de parler de choses difficiles, mais si tu as envie d’en parler… Je suis là, d’accord ? » Je ne disais pas que je serais le meilleur conseiller pour l’aider avec quoi que ce soit. Je préférais ne rien lui garantir de ce côté-là. Par contre, si je pouvais l’aider à évacuer un peu de ses peurs, frustrations, en étant simplement une oreille attentive, évidemment que j’allais le faire. Ça ne coûtait rien d’être là pour l’écouter, et je savais que l’écoute pouvait être précieuse. Bien souvent je me suis demandé ce que les gens présents pouvaient en faire de mes histoires, mais il se trouvait que le simple fait d’avoir été écouté m’avait grandement aidé dans ma guérison. Je savais que Kellie ne partait probablement pas d’aussi loin, mais si ça pouvait soulager un peu ses maux, alors je n’allais certainement pas me priver de le faire.